Amir OR – Dédale – MaelstrÖm reEvolution – Bruxelles, 2016 (traduit de l’hébreu et de l’anglais par Isabelle Dotan)

Chronique de Marc Wetzel

393.3

Amir OR – Dédale – MaelstrÖm reEvolution – Bruxelles, 2016 (traduit de l’hébreu et de l’anglais par Isabelle Dotan)


« Nous sommes là, assis sur les rives du monde

questionnant l’âme.

Et quand notre regard sombre dans la grande mer,

sans yeux, nous pleurons,

et nous nous souvenons soudain

de qui nous étions » (p. 135)

Je viens de voir et entendre (au Festival estival des Voix vives de Sète) le poète israélien (né en 1956) Amir Or – dont j’ignorais l’oeuvre -, et, très frappé par l’intensité de son propos et l’intégrité de son ardeur, je lis son dernier livre traduit chez nous, pour comprendre comment une poésie peut à ce point intriguer et faire réfléchir.

C’est que l’homme a, je crois, la profondeur d’un philosophe tout en veillant (et parvenant !) à se passer de concepts. Il le dit : la poésie partage avec la philosophie sa visée culturelle de sagesse (elle aussi est une parole qui dégrise, qui révèle ce qui importunait tant sans pourtant importer, et sait trouver appui sur la souffrance même qu’elle exprime) ; mais il y estime la poésie supérieure, car, dit-il, « ce que la pensée philosophique opère sur les mots », le chant poétique l’opère, le fait, par eux ! Voilà, mystérieusement, une barre mise très haute, et que (pour parler franchement) je suis surpris de voir ce merveilleux recueil réussir à franchir.

Trois remarques. D’abord, ce poète enseigne l’écriture de la poésie dans des ateliers (l’école de poésie Hélicon) pérennes et féconds – y compris dans une des classes hébreu-arabe qui s’avère être un « îlot de santé mentale » dans le carnage des malentendus en cours. Et cet enseignement audacieux et neuf (un étudiant arabe vivant dans un camp de réfugiés y traduit par exemple les poèmes du conscrit juif qui tient le check-point, et réciproquement), je laisse Amir Or le commenter lui-même ainsi : « En matière d’enseignement de la poésie » lance-t-il, « je suis toujours d’abord mon propre étudiant ». Et quand on approche l’admirable architecture de ses textes, on ne voit plus du tout là une pirouette …

Ensuite ceci, qui paraît central : c’est un poète qui va directement et toujours, évoquer et interpeller ce que la philosophie ne peut pas définir ; comme la conscience (car toute définition permet et requiert une présence au sens qui présuppose la « présence à » qu’est la conscience) ; comme l’humanité aussi (car toute définition est à la fois jugement rationnel et décision morale – définir, en effet, c’est, pour la pensée, tenir qu’elle doit s’en tenir à tel contenu de pensée pour

comprendre et échanger un mot – et aucune humanité ne peut résulter de tels jugement et décision, dont elle a le monopole de principe !) ; comme aussi la perte intime, la décrépitude, l’usure présente en toute succession vécue, bref la démarche personnelle du temps (toute définition a le bilan réglé d’une équation, ses deux termes – le défini, le définissant – s’équivalant par principe, alors que vieillir, avancer en âge, c’est au contraire s’inéquivaloir, devenir peu à peu étranger à sa propre vitalité, cesser d’être son propre égal!). Le pari d’Amir Or est alors, je crois, que ce que la philosophie ne peut par principe définir (la conscience, l’humanité, le temps …), la poésie les saisira en les recommençant à même la parole.

J’ai choisi ces trois thèmes car ils me paraissent correspondre, entre autres, aux trois parties de ce recueil.

Les « Heures » (titre du formidable premier tiers) sont en effet comme les tableaux propres d’une prise de conscience, les intervalles cruciaux de compréhension qui jalonnent une vie. On ne peut pas changer la vie (la technoscience s’en charge bien, la religion s’en défend assez), mais on peut toujours, voilà la poésie, changer les heures de compréhension d’elle. La « floraison » des représentations et affects est comme un printemps-maison, une saison délibérée où l’esprit (comme un soleil à l’essai) s’embrase par auto-compression : l’esprit qui se diluait fixe soudain sa distance au monde ; l’esprit qui s’assoupissait contrôle soudain sa présence au corps :

« A nouveau, la maison se tenait vers l’orient, vers

l’occident, gauche, droite

et l’homme vint, entra, se tint là : un dieu face au dedans,

un créateur face au sens » (p. 79)

Bien sûr, c’est toujours un peu miracle (un simple reflet commençant à distinguer par lui-même quelque chose !…), mais la présence d’esprit est un miracle usant de soi, une émergence à elle-même providentielle, où naît la lucidité (qui est comme une lumière voyant à travers ses propres obstacles, s’éclairant des ombres mêmes qu’elle forme)

« Je répare ce que je peux. Oui, ça fera mal.

Ne regarde pas, ne touche pas

les points de suture ; avance

entre les lignes. Là se trouve le bon poème » (p. 41)

Voilà bien un travail contrasté de la conscience que cette lucidité à mains de désillusions, qui s’illumine à ce qu’elle évite :

« Plus ça s’assombrit, plus tu comprends.

Tes pas ralentissent sur le pont » (p. 37)

L’humanité, d’autre part, est pour elle-même un « Dédale » (titre spécifique de la troisième partie du recueil), mais elle y est chez elle (aucun autre animal ne sait

loger dans son propre égarement), car c’est justement parce que pour l’humain seul tout est possible que, pour lui aussi, dans le labyrinthe, tout devient infernalement équipossible, et qu’arêtes, sommets et couloirs – par leurs égales dignités ! – lui deviennent indistincts. Les autres animaux ne se désorientent jamais longtemps, car ils n’improvisent justement aucun monde ! Sa condition labyrinthique définit justement l’homme, suggère notre poète : toute liberté intérieure est en effet dédale pour elle-même (puisqu’elle ne peut arpenter la source de ses causes),

« Même celui qui est libéré de tout

n’est pas libre d’être » (p. 61)

comme l’est, on l’a vu, l’exclusive conscience humaine (puisque pour saisir l’effet que ça fait d’être conscient, il faut toujours l’être déjà!).

Et c’est ce que je crois comprendre dans ce dédale d’humanité ainsi suggéré : être humain, en effet, c’est toujours le devoir à certains qui ont déjà su l’être (mais comment ?) et le transmettre à ceux qui auront à le devenir (mais pourquoi ?). Qui a fondé les ancêtres fondateurs ? Pourquoi, d’autre part, ceux à qui est confié le pari d’humanité le relèveraient-ils ? C’est à ces questions extrêmes que se confronte, je crois, notre obscur et très valeureux poète ; il répète par exemple qu’on ne fait vivre son humanité qu’en ressuscitant des morts humains (car l’humanité n’est que le sens d’un problème qui ne s’apprend qu’au contact fidèle, qu’au retour apprivoisé, de ceux qui échouèrent à le résoudre) :

« Lorsque les morts planifient leur prochaine naissance

les cimetières ont une odeur de printemps.

Ils se rapprochent plus que le rêve,

s’égarent de leur monde pour mourir dans ce monde.

Tu les captes soudain, ton corps se contracte –

ils passent devant toi comme si tu n’étais qu’un fantôme » (p. 31)

Ainsi voit-on au fil d’étranges pages que la pureté d’un désir a pour condition la commémoration de si périlleuses courtisanes au long des siècles perdues (p. 89) ; que la compassion vraie a pour condition celle des filles-mères lapidées dont chacun de nous pourrait descendre (p. 93) ; la force d’une piété celle des pèlerins de toutes les obédiences et époques, qui n’ont « jamais arrêté d’avancer vers le seuil du réel » (p. 101). Il faut comme physiquement entrer dans ce que des destins désormais clos conçurent de leur propre parcours pour saisir et relayer le nôtre. Amir Or sait prodigieusement voyager dans les ventres communicants de l’Évolution (voir la géniale « Suite », p. 47-9 )

Enfin, face au travail du temps en nous, à l’usure normale d’exister (ne pouvant être qu’en nous efforçant de subsister, la fatigue est la clé de tout devenir propre), est chantée par notre auteur une conscience du tragique sans autre remède que son propre entretien (dans l’étonnante deuxième partie « Ici »):

« Le temps est une vieille fosse où le chant va et s’assombrit.

Alentour, les années de mort seront encore comptées

comme des bandes laiteuses dans le brouillard » (p. 63)

J’y vois ceci : quand aucune formule ne consolera plus, la formulation même de l’inconsolabilité nous authentifie et nous sauve : si des mots ne peuvent plus soulager ou compenser une souffrance, c’est que ce qui nous chagrine, plus ancien et profond que toute parole, l’a précédée et lui survivra. L’éternité, même d’affliction, est donc réelle, mais son sens n’est pas décidable par nous, et dépend de ce qui (éventuellement) nous dépasse. Dans la grande mer de l’oubli, les mains possibles de Dieu ne nous seront jamais présentées :

« Même si nous avons partagé l’ombre d’un arbre en chemin,

ces vies à nous ont passé comme des ombres ;

et si sous un coucher de soleil, nous avons partagé du

bonheur

notre soleil s’est couché avec lui

dans une mer sombre » (p. 121)

©Marc Wetzel