Michel ECKHARD ELIAL – Exercices de lumière – Levant, 2016

Chronique de Marc Wetzel

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Michel ECKHARD ELIAL – Exercices de lumière – Levant, 2016


Étrange titre pour un livre de deuil (Matiah, fils de l’auteur, mort à 19 ans, déjà compositeur et poète) ; on attendait plutôt « Exercices de ténèbres » ou « Prémices de lumière », mais la force du recueil est dans son pari.

Un exercice, c’est un essai d’aboutir, ou, en tout cas, un travail de facilitation. On ne s’exerce pas à être crasseux, ou sot, ou pauvre, ou addict, car on se délabre sans efforts ; tout à l’inverse, on ne s’habitue au malaisé, on ne s’accoutume au pénible, qu’en vue du meilleur. Et tout est meilleur que rester mort. Tout est plus noble que laisser mort. Mais que le travail du deuil soit un effort de lumière, cela reste un paradoxe, même si, tout de suite, un paradoxe encore plus fort  nous est énoncé par l’auteur, quand il déclare et espère son fils  (ou plutôt, dit le texte, « l’éclair d’une existence ») …

…  « béni dans le néant » (p. 6)

Soyons net : la lumière ici évoquée est à peine invoquée. On n’est pas du tout dans une lumière implorable, comme un coup de pouce surnaturel, un visa réconfortant d’introduction d’une âme dans l’autre monde. On n’est pas même dans le regret d’une lumière manquée ; le père a l’effarante (et digne!) lucidité de ne pas présumer de ce qu’aurait pu être cet épanouissement tronqué. Pas de noble dérivatif, pas de contrefactuel consolant (le lot de lumière de ce jeune homme eût tant mérité de se développer etc…), pas d’incongrue hypothèse sur ce qu’aurait pu devenir l’esprit de Matiah en ce monde (ce qu’il a failli devenir est mort avec lui) ; mais un constat, un diagnostic, et un programme.

Le constat est qu’une vie est un pouvoir de se continuer, et que c’est seulement  cela que mourir supprime :

« Le chemin ne court plus
Du dedans du monde »  (p. 14)

Le diagnostic est que le temps est ce milieu dont la modalité présente tient toutes les autres, et les fait disparaître avec elle :

« Faire l’épreuve
Du temps à l’instant où
Il se vide de toute apparence »  (p. 21)

Le programme (l’horizon d’activité non-mensongère restant) tient dans la suite spirituelle à donner à l’engendrement biologique volé en éclats :

« Mon fils
Mon roi
Vivant de mon corps
Aujourd’hui vivant
de mon âme »  (p. 18)

En aucun passage de ce petit, mais ardent, recueil, n’est envisagée, en effet, une quelconque survie littérale. Un Lazare, restitué un temps par le Christ, et un Christ lui-même auto-restitué, tout ça de toute façon – dit cette œuvre – n’est pas pour nous. Quant à la survie symbolique, on lui laisse son existence symbolique. Michel Eckhard Elial ne fait retour, en son fils, qu’à ce qui l’a fait être (le père en fait partie, voilà tout) et qui pourrait durer, sans illusion, au-delà de lui (et le père est bien placé, voilà tout, pour saisir la pureté de son engendrement, le taux de salubrité de la source). Bien ou mal, le père par principe a vu la vie avant son fils ; à présent, dans le vrai ou dans le faux, mais forcément, il la voit pour lui. C’est peut-être cette si authentique mais très étrange contorsion – comme, pour le dire désagréablement, faire les devoirs de vacances du disparu ! – qu’on  devine dans cette extraordinaire posture de cimetière :

« Au-dessus du carré de terre
Semé d’étoiles et de cailloux
Qui voile le ciel
De mon fils
Je prie debout »  (p. 12)

Leur terre est insensible aux morts, et son opacification de leur ciel leur échappe davantage encore, si c’est possible. Et l’homme qui prie debout, devant ce vide absent à lui-même, n’a, pour son fils, qu’un vœu :

« Te tenir debout sur mes lèvres »  (p. 5)

La poésie n’est que la lumière de la parole, bien sûr. Mais elle n’est pas la seule à être un rayonnement d’appoint, une clairvoyance seulement dérivée ; car chaque mort est après tout la preuve que la lumière d’une vie n’était elle-même qu’indirecte, lunaire, extinguible. Et le Soleil lui-même, de s’être allumé tout seul (personne ne lui a sérieusement mis le feu, il n’est pas une torche qu’une autre vint un jour embraser !) en se frottant à sa propre constriction, ne devra espérer sursis de rien d’extérieur à lui dans tout l’Univers. En un sens, toute lumière (pas seulement celle du sens, du discours !) est seconde : des exercices de lumière  peuvent donc ne pas l’humilier, mais, de plus, peuvent à eux-mêmes ne pas se mentir. Après tout, la lumière de l’Aube du réel, l’Incarnation pré-figurative du divin, le rayonnement prétendument originel, tout cela semble bien n’être que rêverie et mystification : toute lumière doit attendre, pour exister, qu’une pression infinie se détende, que de la place se libère,  et que plus vil qu’elle la laisse passer. La lumière de la parole poétique a donc elle aussi le délai justifié, et l’agitation féconde :

« Toupie de mots
Forant la mémoire »   (p. 8)

Je n’ai, dans ces quelques phrases, envisagé qu’un aspect de cette œuvre (de ce si singulier bréviaire de fidélité) : l’acceptation si malaisée, si égarante, de la perte de ce qu’on a permis, ou plus prosaïquement : apprendre à vivre sans une source qu’on a contribué à engendrer ! On y lira bien d’autres choses profondes, âpres, -des choses dont l’énigme n’est certes pas là pour divertir -, des aperçus difficiles et précieux sur la peau (la pellicule de cuir qui ferme les êtres à os et à viande qui se fait peau de lumière, peau de voix, peau du temps), sur les arbres (une « branche de lumière » au faîte de celui-ci, des arbres-plantons, des arbres-tunneliers, des arbres doués d’autotomie…), les portes des visages, les clés de la rosée, le coq créateur de lumière, ou une

« Source creusée
Dans la lumière
Du monde »  (p. 18),

mais je voulais seulement indiquer comment l’auteur chante admirablement juste une présence désormais nue. Jamais comme ici la caractérisation du cours du deuil par André Comte-Sponville (« le plus dur chemin qui mène d’une vérité à un bonheur ») ne m’a paru plus sobrement suivie, ni plus intelligemment comprise.

©Marc Wetzel