Chronique de Marc Wetzel

Jacques GUIGOU – D’emblée – L’Harmattan, 2015.
Dans la vie, Jacques Guigou (né en 1941) est un intellectuel militant, qui réfléchit activement, en temps réel, sur les dissonances et disparités de son époque. En poésie, bien sûr, le voici, tout au contraire : contemplatif, lent badaud du littoral méditerranéen, nostalgique, impartial observateur des dunes, algues et marais. Comment comprendre alors cette sorte de parenthèse anhistorique, cette séquence de détachement enchanté (qui n’est pas la première, car voici son dix-neuvième recueil de poésie !) dans l’engagement socio-politique constant d’une démarche ?
C’est peut-être qu’il reste militant dans son attention même aux choses non-humaines, qu’il est sensible au travail propre du réel, au jeu dialectique de ses éléments, aux élans et affres de la société naturelle du monde. Ce baroque cheminement marxiste parmi les saladelles et les arapèdes n’a rien de dérisoire : cet (en apparence) oisif arpenteur de détails de bord de mer arrive à nous … en lucide et inquiet citoyen de la côte camarguaise. Singulier auteur ! Voici comment :
Il est le plus souvent devant la mer, par exemple en enfant qui attire à lui les vagues et fête les embruns :
« Grâce à l’audace de la vague/ audace tenace/ mais audace d’un instant/ grâce à cette audace de la vague/ l’enfant du front de mer/ ose s’énamourer/ sur le môle/ dès lors devenu hyménée/ le vent inéluctable/ n’arrête pas l’arrivée de la rencontre/ et de ses aléas » (p. 11)
mais il est aussi dans la mer, progressant en nageuse scrupuleuse, loyale :
« Comblée/ par la lumière totale de l’été/ la femme de la rive/ ne parvient pas à dire/ la part qui se retire/ dans la mer/ avancée jusqu’à mi-corps/ elle veut maintenir/ ce que les autres disent mort/ à lentes brassées/ elle nage vers cet horizon délié/ qui vient à sa rencontre » (p. 23)
il est parfois sur la mer même, faisant entendre le « soupir » créaturel de ressources surexploitées :
« L’épais soupir s’élève/ de l’amas de poissons/ soudain lâché sur le pont du chalutier/ dans grouillements et frétillements/ s’entend la complainte/ des espèces de la mer » (p. 46)
mais où qu’il se place, l’auteur ausculte les forces à l’oeuvre, en scribe de l’alternance des contraires, spatiale d’abord,
« coquilles qui se font/ fossiles qui se défont » (p. 33),
fossiles que par ailleurs « les eaux de mer voilent et dévoilent » (p. 45),
mais aussi temporelle,
« Serrées puis desserrées/ par les spasmes de la mer/ les algues rousses de la jetée/ rajeunissent leurs rochers… » (p. 49)
comme si Jacques Guigou savait prendre pour nous le pouls vrai de l’Évolution.
Réellement, il figure la sorte de droits et devoirs mutuels des éléments, dans le rendu de choses qui, à la régulière, se défendent les unes des autres, et se défondent, se destituent, les unes les autres – moins par la loi du plus fort que par celle du mieux influent, du plus durablement prégnant :
« Assaillie par le dernier coup de mer/ la dune a laissé s’effriter/ les certitudes de ses plus hautes touffes/ sous la critique des vagues/ sables et racines/ ont cédé de leurs croyances/ de leurs croyances/ conquises depuis peu/ contre le mouvant et l’accident » (p. 48)
Tout dans cette étrange poésie relève d’une sorte de panthéisme activiste, où la voix interroge une sorte d’Immémorial actuel, en secrétaire de Déluge, en porte-voix nuancé, mais incorruptible, du lamento déterministe de l’Univers, de « l’infracassable » toutes-choses-causantes-et-causées de l’Etre.
C’est un homme qui connaît les cruautés incompressibles de la vie, quand
« la lame sauvage du sagneur/ déloge la macreuse qui couve » (p. 34), oui, l’alerte et fragile macreuse, poule-de-mer dont la chair même a goût de poisson !
même si les cruautés ont pu venir aussi de lui,
« Tiré de sa coquille/ par l’enfant qui le taquine/ le bernard-l’ermite/ rougit de sa mise à nu/ égaré dans les rochers … » (p. 21),
mais cela ne l’empêche pas de se tenir en joie, à la vitesse nécessaire de la liberté, récoltant à leur rythme les possibles :
« …ce beau milieu/ qui n’est pas un abri pour lui/ au matin l’enfant n’essaie pas de sauter/ par-dessus son ombre/ il trépigne à la pensée/ des chemins qu’il pourra parcourir » (p. 13)
et pardonnant à l’impossible, dans une sorte de prescription concédée aux faits de l’abîme :
« Après l’assombri et le meurtri/ ce que la mer laissait encore apercevoir/ de l’épave de guerre/ n’est plus vu ni connu … » (p. 7)
Pour souligner encore la singularité de cet homme et d’une démarche qui porte la contradiction dans son recueil même des choses, on dira que ce panthéisme est pragmatique, est humaniste, est mystique,
pragmatique, car on voit dans ce poète une sorte de magicien public (mais secret), qui œuvre fonctionnellement à la transfiguration de tout, en guetteur bénévole, en guide intérieur des gémissants efforts de la Création (dont parle une fois Saint-Paul), ce « familier de la jetée », « homme des marais », « amateur de l’évènement », « marcheur du môle » se présentant fidèlement comme un « devin du rivage », qui, rituellement, « se confie à l’humeur de la vague », parce que pour lui, réellement, le littoral se fait « auteur des bonnes mises au monde ».
humaniste, car soucieux de l’avenir réellement semé, et n’oubliant jamais, – en vaquant sur les Lidos – que l’eau monte, que le littoral se bétonne, que la surpêche s’épuise, mais soucieux plus encore de chanter l’intensité des situations biophysiques, le nœud intact de leurs lumières !
et mystique pourtant, car on ne peut pas jouer, sur des décennies, comme il fait, au Pierrot des bacs (du Sauvage), des forts (de Peccais), des phares (de l’Espiguette), des estuaires (du petit-Rhône), fixer inlassablement les couleurs locales en leur visibilité globale, sans stationner devant une Porte vue de soi seul. Le titre énigmatique de ce recueil (« D’emblée ») résume le signal de présence suffisante qu’il poursuit, la surprise pour lui continuée d’une sorte de perfection d’office, où se « rencontre » l’instant de grâce, le moment héritier de la totalité du temps (un héritier indiscutable, comme né directement avec sa couronne), pendant lequel et depuis lequel « la journée de joie ne se laisse pas faire » (p. 52)
« d’emblée/ ce berceau ajointé à son ombre/ d’emblée/ cet appel aux grands jours à venir/ d’emblée/ cet air au plus-que-parfait … » (p. 53)
C’est un vieux poète, un homme déroulant ses « paroles premières à la levée des lèvres et des vagues », et qui obtient, quand « la prose du monde se tait », de faire surgir, dans une farouche élégance, « le coup de patte de ce qui n’apparaît pas ».