RENTRÉE LITTÉRAIRE SEPTEMBRE 2014
- Serge Joncour – L’écrivain national – Flammarion ( 400 pages- 21€)
Prix des lecteurs du Maine Libre, reçu au salon du Mans, octobre 2014.
Pour ceux qui auraient manqué ce roman incontournable, déjà conseillé en septembre. Antidote à la morosité garanti.
Ci-dessous, un aperçu de ce qui fait l’attrait de L’Écrivain national.
Serge Joncour met en scène son double, invité en résidence à Donzières, et nous dévoile les coulisses du métier d’écrivain, les diverses missions à effectuer (ateliers d’écriture, lectures…).
Le narrateur nous plonge dans l’expectative dès le chapitre d’ouverture, en distillant des mots forts : « cauchemar, faits divers, la folie des pires dérèglements ». Quel grain de sable va donc tout enrayer ?
Adoubé « écrivain national » par le maire lors de la réception de bienvenue, le narrateur se retrouve la vedette, « l’objet de toutes les attentions », nimbé de prestige. Mais il inspirera bientôt au couple libraire des sentiments contrastés, compte tenu de ses retards. Il perd de sa superbe le jour où il se présente, méconnaissable, maculé de boue. Son aura ne risque-t-elle pas de se ternir ? Loin d’être sédentaire, il s’approprie, sillonne les environs, aux confins du Morvan, suit « des routes onduleuses ». Ainsi, il nous immerge dans cette campagne aux « prairies émeraude », dans un monde végétal (« labyrinthe vert ») ou forestier « aux couleurs incendiées » d’automne.
La force romanesque est d’avoir inséré un fait divers, dont « Notre écrivain » s’empare. On suit ses investigations pour cerner la personnalité de la victime et de cette beauté fatale dont la photo parue dans la presse l’a subjugué. Quel lien avec Commodore, le disparu ? Avec Aurélik, incarcéré ?
Dans quelles circonstances Dora croisera-t-elle l’écrivain ? Comment le connaît-elle ? Le lit-elle ?
L’imagination fertile du narrateur nourrit un flot de spéculations. Sera-t-il assez perspicace pour résoudre l’énigme autour de la disparition de Commodore, en endossant le rôle de détective ?
Et si le présumé coupable était innocent ? L’auteur pointe alors les failles dans les enquêtes, les erreurs judiciaires, et les dérives de la presse. Il radiographie la vie en province, les rumeurs vite colportées : quel crédit accorder à celle qui circule à son encontre ? Il brocarde les raouts dispendieux des édiles. Il soulève la question de la production d’énergie renouvelable, source de conflits. Car les écologistes, « ces illuminés », militent farouchement contre l’idée que « le bois, c’est l’avenir » alors que pour le camp adverse « la forêt, c’est de l’or qui pousse en dormant ».
A travers son héroïne, Dora, en explorateur du cœur, Serge Joncour analyse les mystères de l’attirance. N’est-il pas vampirisé, chaviré, habité par « la belle brune » aux «jolis yeux bleus de myope » ? Pourquoi a-t-elle besoin de lui ? Que cachent ces jerrycans à convoyer ? Quel danger court Serge à la fréquenter ? Pourquoi lui impose-t-elle le vouvoiement ? Pourrait-il être inquiété ?
Face à toutes les mises en garde, on devine ses atermoiements et sa crainte de ne pas la revoir.
L’auteur excelle à monter le cheminement d’une passion et d’une fascination nées du pouvoir d’une simple photo et du magnétisme d’un regard, de l’aimantation d’un visage, puis d’une voix, à l’accent étranger, prononçant son prénom. Dora lui inspire des pages sensuelles et une variation sur le baiser à mettre les sens en émoi. « Embrasser une bouche, c’est plonger dans ce vertige sublime », c’est l’extase, « l’éblouissement » qui conduit à l’exultation des corps, à « l’ivresse de se vouloir… ».
Ses portraits psychologiques des figures féminines impressionnent. Dora, à la fois fragile et « intraitable et glaçante » éclipse toutes les autres par sa « présence presque chimérique ».
On est témoin de la montée en puissance de la peur du héros, face à la violence. Cette angoisse grandissante gagne même le lecteur quand la forêt se fait « plus enveloppante », « abyssale », d’autant plus oppressante qu’il se sent prisonnier dans cette « mer d’arbres », et abandonné de Dora.
Serge Joncour imprime à son récit une atmosphère bien singulière avec cette météo hostile (il pleut « des hallebardes »), cette succession de métaphores autour de l’eau et en faisant de la forêt de Marzy un personnage à part entière. L’auteur pose un regard de peintre (à la manière de Constable) et de poète sur les paysages, dans la lignée des « nature writers » comme Thoreau ou Ron Rash.
L’œil du lecteur y moissonne une pléthore d’images (« un mikado de bûches anarchiques gisait au pied du mur de bois »), dont celles marquantes en forêt, et l’expédition nocturne au lac. Son oreille capte une multitude de bruits (« de succion », « tonitruants » à la scierie, « craquements » en forêt, « boucan assourdissant » de métal, « brassées de paroles » au marché, « le ruissellement de musique », le martèlement de la pluie…). Serge Joncour sait nous divertir par la drôlerie de certaines situations (la cueillette des champignons simulée, la pile des livres qui s’écroule, accoutrements vestimentaires…) et ses comparaisons imagées (« Je me lançai comme un bobsleigh dans ce toboggan terreux »). Dora n’est-elle pas Ophélie ? L’écrivain piégé fait penser à Milon de Crotone. On cède à son humour (« L’ambiance avait refroidi jusqu’aux cafés », d’une justesse décapante, terriblement magnanime, à ses jeux de mots : « L’auteur d’un crime sans auteur ».
A l’instar de Dora qui attire L’écrivain national, comme l’épeire dans sa toile captive, Serge Joncour nous mène en bateau et nous tient en haleine au fil du récit, farci de chausse-trappes, de fausses pistes, jusqu’à ce rebondissement imparable, laissant le lecteur piégé, pantois. Voici Serge Joncour passé maître dans l’art du suspense. Il narre, avec toujours plus de brio, les tribulations de son héros, montrant que le métier d’écrivain n’est pas toujours un long fleuve tranquille. Mais un auteur n’attend-t-il pas de la vie qu’elle lui « serve des idées » ? C’est en apothéose que se clôt le roman, pimenté par l’amour : « un amour même impossible, c’est déjà de l’amour, c’est déjà aimer, profondément aimer, quitte à en prolonger le vertige le plus longtemps possible ».
Dans ce roman, Serge Joncour met en exergue le trio écrivain/libraire/lecteur, et autopsie leurs liens. Il décline un hymne aux libraires, un vibrant plaidoyer pour le livre qui permet de croiser « ces êtres irrémédiablement manqués dans la vie » et une apologie de la lecture. Il évoque la genèse de ses romans, ses sources d’inspiration, la trace matérielle laissée par l’écrit, une lettre.
Serge Joncour signe un passionnant et vertigineux roman de la maturité et de la liberté d’aimer, empreint de mystère, émaillé de références littéraires (Conrad, Sue), de fulgurances (« Vivre, c’est être le maître de son feuilleton »), traversé d’effluves enivrantes d’ambre et de patchouli. Il nous offre une captivante et fascinante intrigue, prodigieusement bien construite. Des secrets bien gardés, le lecteur embobiné. Un page turner qui réunit tous les ingrédients d’un polar réussi, qui fera date par l’énergie dont il est habité. Un vrai bain de jouvence littéraire.
Joncourissime.
L’écrivain national rime avec MAGISTRAL.
A lire fissa, d’autant qu’« en lisant un auteur, même s’il ne parle pas de lui dans son livre, on le sent partout à travers les lignes, on est tout le temps avec lui », dit Dora.
Comme le déclara Serge Joncour dans un de ses tweets: « Un livre se lit et relie », « Un livre, c’est avoir avec soi: « le film, le décor et tous les personnages ».
©Nadine Doyen