Une chronique de Nadine Doyen

Albert Strickler, Petit père, Editions du Tourneciel, Collection lignes de vie, ( 20 € – 234 pages)
Comme Amélie Nothomb l’affirme dans son dernier roman : « La mort n’est pas la cessation de l’amour. ». Le dialogue n’est pas interrompu. Dans cet hommage au père, le diariste ne veut pas que ce livre soit considéré comme un tombeau de papier, mais un partage de scènes de vie, un prolongement de leurs conversations qui en appellera d’autres. Une absence difficile à apprivoiser.
La photo de la couverture frappe quant à la ressemblance entre père et fils. On subodore, au vu du panier de poussins, que c’était un homme de basse-cour ! Qu’il avait une passion invétérée de colombophile, d’aviculteur émérite. On devine vite d’où vient la capacité de l’auteur à s’émerveiller de ces « riens somptueux » qu’il distille dans ses journaux pour le bonheur de ses lecteurs.
Autre héritage légué : « vivre en état de poésie » et au contact de la nature. Pour honorer ce culte de la poésie, des poèmes ponctuent le récit. Admirable, ce poème pétri de gratitude à l’encontre du père, « beau mendiant de lumière », qui lui a appris à « déchiffrer les hiéroglyphes des oiseaux dans la neige. »
Les oiseaux, il les aimait tant que le jardin regorgeait de mangeoires. De multiples facettes sont évoquées : homme de devoir, manœuvre, second, commis, groom, son apprentissage du métier de cordonnier, pêcheur… Un homme illettré, inculte, « l’œil bleu derrière la rosace de sa bonté ». « Bonté monstrueuse ». Un père qui allait plutôt dans le temple de Baudelaire le dimanche matin !
Un père aux mains dépareillées qui n’excellait que dans le maniement du balai. Son accent n’était pas une tare pour lui, pas plus que ses fautes de français. Au fur et à mesure de la lecture, on plonge dans l’intimité de la famille d’Albert Strickler, évoquant ses souvenirs d’enfance (escapades à vélo.) La mère apparaît quand elle doit aider son « mari-enfant » pour mettre les boutons de manchettes, faire les nœuds de cravate. Le samedi était dédié aux bains dans la buanderie, faute de salle d’eau.
Un passage prend aux tripes, celui où Albert Strickler évoque les derniers moments de Père- la- bonté, si généreux en sourires, en embrassades. L’émotion indicible, difficile à endiguer, va crescendo quand les soins palliatifs sont abordés, et atteint le climax avec sa disparition le 24 décembre 2008.
Quand on lit des extraits du journal correspondant à cette période où le père est hospitalisé, on est saisi par tout le maelstrom qui habite sa famille. Le narrateur « surveille le téléphone comme un bâton de dynamite », redoute « la déflagration de l’annonce », conscient de « l’imminence du départ ». Il cherche à quoi se raccrocher. C’est alors que surgit « le baron perché », cet écureuil omniprésent dans les journaux du diariste ! Venu frapper à la fenêtre le lendemain de sa mort, comme une réincarnation ? Et de rappeler ses dernières paroles : « Avez-vous encore assez de noix pour eux »
Avec ce père qui « préférait la liberté des champs, la tendresse des prés, la cathédrale des forêts », Albert Strickler a partagé les offrandes de la nature, « tapis dans des cryptes de végétation », l’incontournable cueillette du muguet dans un berceau de chlorophylle ». Ce bonheur de « boire la lumière des vitraux du feuillage translucide », d’écouter le vent, se retrouve transposé dans la plume poétique de ses journaux.
Revenant sur les goûts culinaires de son père, en particulier sur sa passion pour le boudin et son breuvage favori, la bière., l’auteur des Sublimes d’Alsace regrette de ne pas avoir réussi à intéresser son père aux vins, et surtout depuis que lui-même habitait au cœur du vignoble.
Il ravive aussi leurs souvenirs en commun : un match à la Meinau, sa collection de pièces disparues, le grand nettoyage de printemps, « l’Oschterputz », source d’émerveillement pour le narrateur gamin, sa première virée en voiture, le permis en poche, qui a tourné au fiasco et en 80, les premières vraies vacances du père à Sainte Maxime, qui avait accepté d’être éloigné de sa base, car le séjour serait bref, le nourrissage de ses nombreuses volailles serait assuré et la cuisinière serait son épouse !
Le sommaire détaillé montre la richesse de ces scènes de vie, scandées par la phrase récurrente « la vie est belle », auxquelles s’ajoutent des extraits de quatre journaux. Les fragments de vie s’achèvent sur une merveilleuse et touchante déclaration d’amour à ce père aimant : « je pense désormais chaque jour/ A la radieuse transparence de ta présence/ A ton beau sourire… ».
D’ailleurs, le fils le devine partout, « dans le jaune citron de la poitrine d’une mésange », « dans la belle brume bleuâtre qui lèche le ciel d’hiver » ou même « sur sa langue comme le pépin d’une pomme ».
Quelle fin lumineuse avec ce poème qui met en exergue « la lumière de sa bonté et le doux bleu de ses yeux lustrés par l’émerveillement. »
Albert Strickler brosse un touchant portrait de « l’homme des bois », « Natürmensch », dont la présence irradie au fil des pages. Le levain de la tendresse qui les a reliés est bouleversant. Prose et poèmes en alternance. Nul doute que l’on aurait aimé connaître celui qu’il nomme le Ravi, à la bonté exceptionnelle.