Une chronique de Sonia Elvireanu

Denis Emorine, Foudroyer le soleil/ Fulminare il sole. Poèmes/ Poesie. Traduits par Giuliano Ladolfi. Traduzione Giuliano Ladolfi, Giuliano Ladolfi editore, 2022, 122 p.
Pourrait-il trouver un refuge contre la force dévastatrice d’une obsession qui l’empêche de jouir de la vie, ce poète hanté, à l’identité brisée par une histoire douloureuse ayant glissé la mort dans son destin ? Au moins il essaie de le faire sans réussir vraiment à s’en libérer.
Tout l’univers poétique de Denis Emorine est imprégné de souffrance, du sentiment de l’exil ressenti au fond de lui-même, même s’il n’est pas un exilé. Il l’est intérieurement par le jeu cruel du destin de ses parents, une blessure infligée à jamais depuis son enfance par l’Histoire. Cela justifie la plus cruelle de ses obsessions , « la mort vient de l’Est », qui ne le quittera pas au fil de sa vie, thème récurrent dans ses poèmes, de même que certains motifs liés : la forêt de bouleaux, la femme russe, le petit enfant, la femme brune aux yeux bleus (sa mère).
Dans ce recueil, la mort est en arrière-plan, une présence qui flotte dans sa mémoire outragée, la toile de fond des poèmes sur laquelle le poète aimerait « sculpter le visage de l’amour » qu’il conjure comme unique refuge. C’est pourquoi la Femme revient au premier-plan de ses poèmes, source éternelle d’amour et chance de guérir. Ce sont les femmes de sa vie: sa bien-aimée Anne Virginie, sa mère aux yeux bleus, présence impalpable et constante dans ces poèmes, et celles croisées par hasard, toutes appelées à consoler et à faire oublier l’obscurité meurtrière ; mais aussi la femme russe sous ses multiples visages réels ou imaginaires, porteuse d’un message de douleur et d’exil : Natacha Rostova, comme Olga dans Romances pour Olga.
Le poète leur dédie ses « poèmes égarés aux carrefours du monde », lui-même un égaré dans le « labyrinthe surgi du passé » qui trouble sa vie, rend impuissant même l’amour fidèle de la femme restée à côté de lui pour le comprendre, le protéger contre les fantômes qui hantent son cerveau dont les yeux bleus de sa mère et le petit enfant souffrant sont prégnants. Lui-même se voit « une ombre parmi d’autres », ceux emportés par la guerre. L’image du petit enfant, « planté aux carrefours de la mémoire » traverse comme un fil rouge tous ses poèmes. C’est l’un des visages de l’exil, puis vient celui de l’adulte et de l’écriture: « mots qui trahissent les proscrits du monde », car les mots sont trop faibles pour parler de la cruauté du réel. L’écriture même a pour Denis Emorine le goût amer de l’exil intérieur, la barrière qu’il ne peut pas franchir : « la barrière est en toi », « écrire a le goût de l’exil depuis si longtemps ».
Si puissant qu’il soit, le mot perd sa force, impuissant devant la mort: « Que vaut la parole/ si fertile soit-elle/ face à la mort/ Est-il si difficile/ de scier les branches du monde/ avant de se jeter dans le vide ?
« L’Est est en feu » devient leitmotiv tout comme « La mort vient de l’Est » de ses recueils. Reprise, la phrase rend plus fort le cri de désespoir de celui qui ne peut pas oublier, car la blessure se rouvre, brûle telle la flamme de la guerre rallumée à l’Est pour faucher d’autres vies. « Alors que la guerre me rejoint nuits et jours », « je me sentais perdu », seul, abandonné n’ayant que les mots pour combattre les fantômes de la mort gravée en lui : « je me sens abandonné/ je murmure les mêmes mots/ dans les ruines de ma vie ».
Le poète aimerait bien sortir vainqueur de ce combat harcelant, mais « comment fondre l’obscurité/ sans se briser », « Pourquoi ces traînées de sang qui tardent tant à renier la terre/ stagnent-elles dans ma tête »? se demande-t-il impuissant.
Que peut-on opposer à la hantise de la mort sinon l’amour, sa force que le poète ne cesse d’appeler au secours du tréfonds de son âme brisée pour cicatriser sa blessure et guérir ? Hélas, son souvenir est si fort que « Tout est à détruire, même l’amour », l’amour fidèle de la femme de sa vie, la seule à le comprendre et protéger.
Entre interrogations et confessions, le désespoir du poète se fait chemin incessant : « Je sais que souvent/ je suis au bord de la folie / quand tu es loin d’ ici/ J’ignore si/ la vie nous aura transportés/ ailleurs/ le petit pantin que je suis/s’agite en vain/ lorsqu’il est seul/ privé de ton amour / alors /dès que le vent d’est ébouriffe mes idées/ je vois ton visage et/ la beauté de tes yeux/ qui irriguent ma vie/ et je hais les mots/ de trahir ce que je ressens/ en trompant la mort » // J’ai trop souvent l’air perdu/ en essayant de trouver mon salut/ hors des forêts sans fin/ il me faut la forêt de tes bras/ pour sortir des gouffres que j’ai imaginés/ je ne veux pas t’aimer de loin/ Mon amour/ mon amour/ chaque mot déposé au creux de toi/ m’éloigne des forêts/ sans / issue ».
Aucun refuge, ni même l’amour ne saurait effacer de la mémoire le souvenir de l’Est meurtrier tel un cauchemar : « Il n’y a pas d’autres chemins/mais je l’ignore pour l’instant/ À force de me tourner vers l’Est/ j’ai perdu le sommeil/ Les voix de l’exil m’ont rejoint/ je les sens tout contre moi/ leur souffle chaud/et comme une morsure à mon cou/ embrasent même le ciel ».
Le poète rejoint le cortège des exilés de l’Histoire par l’histoire tragique de ses parents. Son identité brisée entre l’Est et l’Ouest depuis son enfance ne cesse de troubler sa vie, son amour, car il ne réussit pas au fil des années à se réconcilier avec son passé douloureux.
L’écriture même s’avère impuissante : « je suis orphelin des mots qui m’ont trahi », « Trop de douleur /s’échappe de la terre/ tandis que je m’enfonce/ toujours plus/ dans le brouillard des mots/ je n’arrive pas à regarder/ la lumière du soleil/ Il s’est en allé un jour de reniement/ entre l’Est et l’Ouest »
Pourrait-il foudroyer le soleil noir de l’Est, celui de la mort, le faire disparaître de sa mémoire ? Au moins pour ce recueil, la réponse est là, dans le texte :« Tes doigts ne se poseront plus/ sur le clavier du piano/ Tu ne sais plus faire chanter/ les partitions de la vie/ Ton amour s’en rend compte/ alors que tu chemines les pieds nus/ dans quelque forêt du passé/ sans espoir de revoir/ la lumière de la page ».
L’Est est pour Denis Emorine la Russie, « ce pays glacé », maculé de sang, avec le fantôme de son père et la douleur de sa jeune mère qui traverse tous ses poèmes : « À chaque carrefour du monde/ j’ai toujours peur de rencontrer/ une femme brune aux yeux bleus/ qui m’apportera peut-être en souriant/ l’odeur de la mort/ Je suis tombé un jour d’innocence/ sur les marches de l’Histoire/ je ne suis pas sûr de m’être relevé/ vraiment ».
Mais ce sont aussi les grands poètes russes, ses exilés, ses forêts sombres qui lui donnent le frisson de la mort. Il ne cesse de condamner la guerre et en même temps de rendre hommage à la grande culture russe qu’il rejoint par les racines slaves de ses ancêtres.
Recueil interrogatif en forme de confession, Foudroyer le soleil est descente dans l’abîme du soi, dans le labyrinthe d’une mémoire outragée par l’Histoire, mais aussi requiem pour l’Est par ses leitmotivs, sa voix grave, la musicalité et la fluidité des poèmes sans titre, sans ponctuation, écrits selon le principe héraclitien panta rhei.