Olivier Barbarant, Séculaires, poèmes, NRF-Gallimard, 130 pages

Une chronique de Xavier Bordes

Olivier Barbarant, SÉCULAIRES,  Poèmes, NRF – Gallimard, 130p. 


D’Olivier Barbarant, on a pu lire chez Gallimard (hors ses forts recueils édités par Champvallon) les Odes dérisoires et autres poèmes, une anthologie publiée en 2015 dans la petite collection poésie. Ce poète attire l’attention par une caractéristique singulière. Que pour moi résumerait de façon percutante ce haïku en métrique française 6/8/6 (le haïku japonais, c’est 5/7/5) intitulé « Écriture » (p.46) :

                                              Du bout de son groin d’or

                                              Le stylo cherche dans la neige

                                              Une lumière noire                       

On dirait en effet qu’à l’inverse de beaucoup de poètes qui partent de la matière, obscure, constituée de lumière minérale intra-atomique mettons, pour des élans qui dévoileraient quelque intime, invisible architecture cosmique, Olivier Barbarant tente constamment d’atteindre avec les mots un univers matériel qui se dérobe. Il part de l’esprit pour tenter d’approcher la réalité de la matière, par un processus assez voisin du scientifique cherchant à vérifier une hypothèse en l’expérimentant sur l’univers matériel dont il voudrait rendre compte. Mais non pas un univers matériel « mort », sec, à l’exemple de la « craie de l’école », mais une matière organique, charnelle, vivante, qui puisse orienter notre façon de nous construire, grâce au détail des mots qui « donnent à voir » (Éluard), un monde qui ait une âme, entendons une « anima » au sens latin, un élan vital collectif à détecter à travers le palpable, le concret. En ce sens, le poète s’obsède de ce que j’appellerais le matériau vivant, cela qui recèle le mystère grâce auquel les êtres humains « font monde » à travers leur relation à ce qui est ; confèrent à ce qui est une existence qui se voudrait physique. Ainsi écrit-il (p.51) : 

          Mettons que je crie, que j’écris toujours comme à la craie pour tenter de retrouver, 

          dans celle des mots, la chair des choses.

Une démarche au cours de laquelle le langage poétique implicitement enregistre les indices d’un conflit entre le subjectif et l’objectif. Le paradoxe étant que plus ses mots visent à l’objectivisation du subjectif – retrouver la chair des choses -, plus la subjectivité du poète se reflète dans l’énoncé de son poème ! Plus la réalité dite apparaît fugace, plus dans les mots elle s’éternise. Désormais « séculaire », du conflit surgit alors une beauté insolite, qui ne se refuse rien (surtout pas ce que communément l’on jugerait apoétique) et dont les formules auréolent tel trait qui hypnotise (p.13):  

         […]À ce moment je ne vois plus qu’un détail

              Sous chaque aisselle révélée un bouquet de poils noirs qui retient le regard

              Avec ce mélange de gêne et d’insistance cependant par quoi l’on se sent fasciné   

              Cette tache animale faisant d’un coup passer la parfaite peinture dans le monde                                

                                                                                                                               [des corps

              Comme le rêve dans la vraie vie

Cette dernière phrase étant typique de la quête de réalité d’un poète qui en quelque manière se sent comme en déficit de réel, et convoque le langage-en-poème pour y remédier, pour que son image peinte au miroir de la conscience rêveuse gagne en épaisseur concrète, en présence. Par ce même besoin de réaliser, le personnage de la compagne aimée passe de l’irréelle aisance de la beauté subjective à la réalité objective, rude, consommatrice d’énergie, à quoi les années peu à peu nous acculent (p.26) :

Dans les rues à mon bras je soutiens une beauté si évidente

                   que nul ne comprend vraiment

            comment la fraîcheur du teint l’éclat des yeux clairs s’allient

                   à cette fatigue

            et avec toi je fais semblant d’en rire

            Nous marchons tous deux dans le parc à deux pas de notre maison

            en avril tout y explose couleurs et bourgeons

            Tandis que nous passons naissent les apparences[…]

Il y a quelque chose en effet d’une beauté tragique dans cet effort d’assigner à la poésie la tâche de « s’encrer » dans une réalité qui semble évanescente, qui se dérobe dans sa substance profonde, sa texture concrète, je dirais presque : sa vérité. On en viendrait presque à parler de matérialisme métaphysique !

C’est ce qu’on voit également à l’oeuvre dans le lucide « Portrait à l’eau » qu’Olivier Barbarant fait de lui-même. Cette sensation d’un « moi » fluide, insuffisamment réel, qui cherche à travers la langue, à travers « la fruition du langage »(p. 51), sa transmutation en être de fermeté matérielle, que chaque sensation énoncée confirmerait, s’y montre clairement. Témoins, ces quelques extraits (pp.34 & suiv.) :

                  Je suis parfois comme la pluie

                  Parfois comme l’ombre maigre que rogne midi au seuil des maisons[…] 

            […]Immobile parfois je me crois comme lui [le jardin] tout parcouru d’oiseaux                   

           […]Et j’ai plus souvent semblance d’averse

          […]De tout cela j’avoue rien ne tient bien longtemps

          […]Tout passe et glisse   

                J’ai le coeur fait de flaques

                De l’une à l’autre le pied sautant[…]      

                Si bien qu’on se demande d’un jour à l’autre comment   

                       [composer quelque chose comme un  visage    

                Quand on n’est que variété

                Avec l’effroi que suscite toute photographie

                Vous présentant tantôt l’oeil mort et l’air inepte du poisson                                                 

                      [sorti de l’eau par la cruauté d’une ligne     

                Tantôt une façon d’herbe agitée heureuse et verte sous le vent 

                Quelquefois une silhouette d’enfant

                Et d’autres fois un court vieillard strié de rides et de rires

                En se disant qu’il est injuste d’avoir la tête de Voltaire quand

                      [on se prenait pour Rousseau

                Ne croyez pas d’ailleurs que le temps passant offre quelque     

                      [avantage                                                                                                                          

          […]Si bien qu’on accepte ce tohu-bohu qu’on finit par l’appeler

               Moi

               Comme tout le monde

               En s’en plaignant mais en priant

              Tout bas pour qu’il ne cesse pas

Dans un texte définitif, Le goût de la craie, (p.47) avec quelques pages denses de récapitulation, le poète dévoile tout son attrait pour le davantage de cristallisation qu’offre à sa vie ce qu’il écrit, par la vertu propre du langage. Le livre s’ouvre ensuite sur une seconde section, qui se présente comme une anthologie au cours de laquelle des fragments de cette cristallisation, mise en pratique année après année, de 1981 jusqu’en 2019, sont prélevés dans des énoncés les moins lyriques possible. S’y trouvent remédités les visions, les croyances et les espoirs de la jeunesse, jusqu’à la borne miliaire du « millénaire »… Autant de poèmes brefs, jetés comme des galets qui ricochent d’année en années sur l’éphanie du fleuve temporel, et jalonnent ces dix-huit années de pierres blanches ou noires. L’image de ces concrétions, de ce cri à chair de craie j’emprunte la formule même à Olivier Barbarant – se résumerait entre autre dans des vers qui me serviront ici de conclusion à ce livre de poèmes difficiles à oublier :

                                      […]C’était comme si chaque pierre était un sable cristallisé

                                            un morceau du pays mêlé à l’intime mémoire[…]

En tant que lecteur, j’ai beaucoup apprécié de jouer les Petit Poucet, en remontant la piste semée derrière-lui par ce poète singulier.

                                                                                        ©Xavier Bordes – Paris, 7/10/2022

Denis Emorine, Foudroyer le soleil/ Fulminare  il sole. Poèmes/ Poesie. Traduits par Giuliano Ladolfi. Traduzione  Giuliano Ladolfi,  Giuliano Ladolfi editore, 2022, 122 p.

Une chronique de Sonia Elvireanu

Denis Emorine, Foudroyer le soleil/ Fulminare  il sole. Poèmes/ Poesie. Traduits par Giuliano Ladolfi. Traduzione  Giuliano Ladolfi,  Giuliano Ladolfi editore, 2022, 122 p.

Pourrait-il trouver un refuge contre la force dévastatrice d’une obsession qui l’empêche de jouir de la vie, ce poète hanté, à l’identité brisée par une histoire douloureuse ayant  glissé la mort dans son destin ? Au moins il essaie de le faire sans réussir vraiment à s’en libérer.

Tout l’univers poétique de Denis Emorine est imprégné de souffrance, du sentiment de l’exil ressenti au fond de lui-même, même s’il n’est pas un exilé. Il l’est intérieurement par le jeu cruel du destin de ses parents, une blessure infligée à jamais depuis son enfance par l’Histoire. Cela justifie la plus cruelle de ses obsessions , « la mort vient de l’Est », qui ne le quittera pas au fil de sa vie, thème récurrent dans ses poèmes, de même que certains motifs  liés : la forêt de bouleaux, la femme russe, le petit enfant, la femme brune aux yeux bleus (sa mère).

Dans ce recueil, la mort est en arrière-plan, une présence qui flotte dans sa mémoire outragée, la toile de fond des poèmes sur laquelle le poète aimerait « sculpter le visage de l’amour » qu’il conjure comme unique refuge. C’est pourquoi la Femme revient au premier-plan de ses poèmes, source éternelle d’amour et chance de guérir. Ce sont les femmes de sa vie: sa bien-aimée Anne Virginie, sa mère aux yeux bleus, présence impalpable et constante dans ces poèmes, et celles croisées par hasard, toutes appelées à consoler et à faire oublier l’obscurité meurtrière ; mais aussi la femme russe sous ses multiples visages réels ou imaginaires, porteuse d’un message de douleur et d’exil :  Natacha Rostova, comme Olga dans Romances pour Olga.

Le poète leur dédie ses « poèmes égarés aux carrefours du monde », lui-même un égaré dans le « labyrinthe surgi du passé » qui trouble sa vie, rend impuissant même l’amour fidèle de la femme restée à côté de lui pour le comprendre, le protéger contre les fantômes qui hantent son cerveau dont les yeux bleus de sa mère et le petit enfant souffrant sont prégnants. Lui-même se voit « une ombre parmi d’autres », ceux emportés par la guerre. L’image du petit enfant, « planté aux carrefours de la mémoire » traverse comme un fil rouge tous ses poèmes. C’est l’un des visages de l’exil, puis vient celui de l’adulte et de l’écriture: « mots qui trahissent les proscrits du monde », car les mots sont trop faibles pour parler de la cruauté du réel. L’écriture même a pour Denis Emorine le goût amer de l’exil intérieur, la barrière qu’il ne peut pas franchir : « la barrière est en toi », « écrire a le goût de l’exil depuis si longtemps ».

Si puissant qu’il soit, le mot perd sa force, impuissant devant la mort: « Que vaut la parole/ si fertile soit-elle/ face à la mort/  Est-il si difficile/ de scier les branches du monde/  avant de se jeter dans le vide ?

« L’Est est en feu » devient leitmotiv tout comme « La mort vient de l’Est » de ses recueils. Reprise, la phrase rend plus fort le cri de désespoir de celui qui ne peut pas oublier, car la blessure se rouvre, brûle telle la flamme de la guerre rallumée à l’Est pour faucher d’autres vies. « Alors que la guerre me rejoint nuits et jours », « je me sentais perdu », seul, abandonné n’ayant que les mots pour combattre les fantômes de la mort gravée en lui : « je me sens abandonné/  je murmure les mêmes mots/ dans les ruines de ma vie ».

Le poète aimerait bien sortir vainqueur de ce combat harcelant, mais « comment fondre l’obscurité/ sans se briser », « Pourquoi ces traînées de sang qui tardent tant à renier la terre/ stagnent-elles dans ma tête »? se demande-t-il impuissant.

Que peut-on opposer à la hantise de la mort sinon l’amour, sa force que le poète ne cesse d’appeler au secours du tréfonds de son âme brisée pour cicatriser sa blessure et guérir ? Hélas, son souvenir est si fort que « Tout est à détruire, même l’amour », l’amour fidèle de la femme de sa vie, la seule à le comprendre et protéger.

Entre interrogations et confessions, le désespoir du poète se fait chemin incessant : « Je sais que souvent/  je suis au bord de la folie / quand tu es loin d’ ici/  J’ignore si/  la vie nous aura transportés/  ailleurs/  le petit pantin que je suis/s’agite en vain/  lorsqu’il est seul/  privé de ton amour / alors /dès que le vent d’est ébouriffe mes idées/  je vois ton visage et/ la beauté de tes yeux/  qui irriguent ma vie/ et je hais les mots/  de trahir ce que je ressens/  en trompant la mort » // J’ai trop souvent l’air perdu/ en essayant de trouver mon salut/  hors des forêts sans fin/ il me faut la forêt de tes bras/  pour sortir des gouffres que j’ai imaginés/ je ne veux pas t’aimer de loin/ Mon amour/  mon amour/  chaque mot déposé au creux de toi/ m’éloigne des forêts/ sans / issue ».

Aucun refuge, ni même l’amour ne saurait effacer de la mémoire le souvenir de l’Est meurtrier tel un cauchemar : « Il n’y a pas d’autres chemins/mais je l’ignore pour l’instant/ À force de me tourner vers l’Est/ j’ai perdu le sommeil/  Les voix de l’exil m’ont rejoint/  je les sens tout contre moi/ leur souffle chaud/et comme une morsure à mon cou/ embrasent même le ciel ».

Le poète rejoint le cortège des exilés de l’Histoire par l’histoire tragique de ses parents. Son identité brisée entre l’Est et l’Ouest depuis son enfance ne cesse de troubler sa vie, son amour, car il ne réussit pas au fil des années à se réconcilier avec son passé douloureux.

L’écriture même s’avère impuissante : « je suis orphelin des mots qui m’ont trahi », « Trop de douleur /s’échappe de la terre/  tandis que je m’enfonce/ toujours plus/  dans le brouillard des mots/  je n’arrive pas à regarder/  la lumière du soleil/  Il s’est en allé un jour de reniement/  entre l’Est et l’Ouest »

Pourrait-il foudroyer le soleil noir de l’Est, celui de la mort, le faire disparaître de sa mémoire ? Au moins pour ce recueil, la réponse est là, dans le texte :« Tes doigts ne se poseront plus/ sur le clavier du piano/ Tu ne sais plus faire chanter/  les partitions de la vie/  Ton amour s’en rend compte/  alors que tu chemines les pieds nus/  dans quelque forêt du passé/ sans espoir de revoir/ la lumière de la page ».

L’Est est pour Denis Emorine la Russie, « ce pays glacé », maculé de sang, avec le fantôme de son père et la douleur de sa jeune mère qui traverse tous ses poèmes : «  À chaque carrefour du monde/  j’ai toujours peur de rencontrer/  une femme brune aux yeux bleus/  qui m’apportera peut-être en souriant/  l’odeur de la mort/  Je suis tombé un jour d’innocence/  sur les marches de l’Histoire/  je ne suis pas sûr de m’être relevé/  vraiment ».

Mais ce sont aussi les grands poètes russes, ses exilés, ses forêts sombres qui lui donnent le frisson de la mort. Il ne cesse de condamner la guerre et en même temps de rendre hommage à la grande culture russe qu’il rejoint par les racines slaves de ses ancêtres.

Recueil interrogatif en forme de confession, Foudroyer le soleil est descente dans l’abîme du soi, dans le labyrinthe d’une mémoire outragée par l’Histoire, mais aussi requiem pour l’Est par ses leitmotivs, sa voix grave, la musicalité et la fluidité des poèmes sans titre, sans ponctuation, écrits selon le principe héraclitien panta rhei.                  

©Sonia Elvireanu

Aragon, Les Poètes, poèmes, NRF, Poésie/Gallimard, 250 pages, mai 1985.

Une chronique de Lieven Callant

Aragon, Les Poètes, poèmes, NRF, Poésie/Gallimard, 250 pages, mai 1985.


Quand ma soeur fut partie, nous avons partagé, nous ses frères et soeurs, ses enfants, ses amis, ses livres. Tellement l’ont semble-t-il accompagnée tout au long de sa vie. À travers eux, c’est elle qui encore me parle. Il est donc normal que je ne puisse retenir mes larmes.

À travers ces textes, naturellement, Aragon s’adresse à moi, lecteur anonyme et il se veut passeur de mots, « montreur » puisqu’il invoque de nombreux poètes parfois sans même les nommer. Aragon choisit une forme sans ponctuation. Le livre semble emprunter sa présentation à une pièce de théâtre dans laquelle Aragon est à la fois acteur, spectateur et metteur en scène. Comme si la vie était une représentation, la mort, la fin du spectacle, simplement un rideau qui tombe.

 Le poème peut finalement prendre toutes les apparences, ce qui le détermine, ce qui fait qu’il est, est ailleurs. Entre les lignes, parmi les textes divers qui peuplent mon imagination, ma mémoire et même ses oublis. La poésie est intertextuelle, elle participe à tous les textes, elle va aussi au-delà des mots. Elle nous emporte d’un texte à un autre, d’un poète à un autre.

Il faut une certaine forme d’abandon, de désir amoureux pour se rendre compte que le poème porte en lui un inassouvissement intrinsèque, une impossibilité tragique de concilier les mots entre eux avec ce qu’ils suggèrent d’un message, d’une volonté, d’une espérance, d’une idée.

Aragon utilise comme métaphore le radar de la chauve-souris: c’est sa voix, sa parole, son cri et sa répercussion sur les obstacles qui la guide dans la nuit. Sans voix, silencieuse, elle ne peut se défaire de sa prison. Le poème est un cri. La poésie le radar.

Parfois, au rythme des pages jaunies par le temps, je surprends un tremblement, un signe, une étoile pour marquer une page, mettre en avant un mot, une image. Ma soeur indique de nombreux passages afin de ne jamais oublier ce qui lui semblait si important, si merveilleux.

« Et si cela se mettait à signifier
Comme la tapisserie à petit point toujours défaite
D’une inutile Pénélope » 

Il y a aussi ces appels qui sonnent désormais comme des prémonitions dans ce monde qui se moque de l’excellence, de la particularité :

« Il faut reprendre les choses par leur parfum
Se plonger dans le bain phosphorescent des paroles
Extraire le nard des mots
Éveiller séparément les lettres à la vie
Que la sonnaille des syllabes comme un lépreux précède le poète
Et non l’inverse »

« Ce colloque secret de parfums dans une armoire
Ce long choix des mots cachant une blessure »

La poésie est une femme, un corps charnel désirable, aimé. Au creux de chaque poème le fin’amor, cet amour touchant du doigt l’extrême saveur sans jamais la dénaturer, la déposséder. Par l’écriture poétique Aragon se joint à l’être aimé Elsa, se rapproche de l’ami sans jamais le perdre de vue.

« Mais toi toi qu’ils n’ont point noyé dans les eaux noires
Invisiblement tu demeures le même »

Ma soeur était une révoltée comme le sont les poètes. Aucune conciliation n’est possible. Le compromis est inexistant car la poésie est ou n’est pas. Le poème est souvent un lieu de luttes.  « Un poème dit le second c’est un charnier » écrit Aragon à la page 147. Je comprends bien l’allusion à la première guerre mondiale, horreur absolue qui avait marqué l’auteur et pas que lui. « Il y a pour vous jeunes gens toujours une guerre où partir » Ma soeur est partie avec la dernière de ses guerres. Elle les as toutes gagnées même si on pourrait penser le contraire.

« La nuit s’il est encore une nuit en ce monde
Une nuit de néant et de branches barrant
La route de l’oeil une nuit de chant sans paroles
Une nuit de velours comme une voix du ventre
Une nuit où s’endort un siècle et s’éveille l’avenir
Les trois formes de l’avenir encore couvertes
Des anciennes toiles d’araignée
Où les mots usés font mouche » 

Plus loin, je lis :

« Un poème dit le second c’est la neige des peupliers »

Mais aussi : 

« Un poème dit le second comme à court de comparaisons
Et son silence est une menthe odorante quand on la fauche »

« Le langage perd son pouvoir au-delà du halo de notre haleine
C’est assez d’un peu de poussière et qui déchiffrerait les mots écrits » 

Car le poème n’exige pas de nous qu’on se défasse de la lucidité bien au contraire plus que tout art, il est celui qui regarde en face et la vie et la mort quotidiennement et en mesure sans doute avec le plus de justesse la valeur toute relative. 

« Faire mon deuil », « passer à autre chose » c’est comme cesser le combat de la vie, accepter que la mort s’invite partout même dans l’amour. Avec le départ de ma soeur, je n’ai pourtant pas cesser de l’aimer. Non, la tristesse ne s’évapore pas, mon coeur n’apprend pas à se taire avec la mort. Je continue de pleurer en secret ceux et celles que j’ai perdus. Ils s’adressent invariablement à travers les poèmes qu’ils ont lus et aimés.

Lire ce livre, c’était comme à nouveau me promener en compagnie de ma soeur, pas avec son fantôme mais avec son poème. 

©Lieven Callant

Barbara AUZOU, MAIS LA DANSE DU PAYSAGE, Poèmes, Préface de Claude LUEZIOR, 5 Sens édition-2021.

Une chronique de Jeanne Champel Grenier

Barbara AUZOU, MAIS LA DANSE DU PAYSAGE, Poèmes, Préface de Claude LUEZIOR, 5 Sens édition-2021.


« …Mais la danse du paysage… » Ce vivant mot de passe transmis par Blaise Cendras, l’éternel voyageur, nous prépare à un changement de rythme plus qu’à de belles descriptions des pays traversés. Il s’agit bien de voyages mais de voyages vécus et rapportés sur un autre ton :  »le paysage ne m’intéresse plus, mais la danse » nous dit Cendras qui voit défiler les pays. 

                     Claude Luezior, pertinent préfacier de ce livre, note aussitôt ce point original : il s’agit pour l’auteur de :

« Prendre et reprendre les lignes qui ondulent et fuient vers les frissons »

                    Barbara Auzou paraît si naturellement prédisposée au bonheur de la découverte qu’elle semble vérifier d’emblée la parole de Claude Estéban fustigeant les poètes qui se nourrissent de noirceur, en ces mots : « Quelqu’un qui crie que tout est noir, c’est dans sa tête qu’il se cogne » 

                    Dans ce recueil, tout est fluide, ouvert, musical et positif : il s’agit de la  »substantifique moelle » du voyage, celle qui vous soulève et nourrit votre vie…pour la vie.

Essayons d’emprunter un instant cet « Itinéraire de l’éphémère »qui n’exclut pas ces repères de stabilité que sont partout, les arbres ; l’auteur nous parle de  »l’arbre que l’on s’est choisi » qui est cité de façon rémanente, où que l’on soit comme un repère, un tuteur entre sol et cieux : 

« comme ces arbres debout sur une seule jambe tremblants séculaires et tout en visions »P.21

                   On note, à chaque halte, ce qui va demeurer vivant à l’esprit, le son, le timbre du lieu ou de l’instant, tel « le renard gris des Rocheuses…avec son langage à émettre des oiseaux au-dessus des cactus »P.22

 Au Kénya « où la beauté s’émonde tendue entre deux gazelles »P.24

Sur l’Ile de Pâques avec « ses vieux enfants de basalte et l’or sombre de la voix à l’aube accordée »P.27

À Wallis et Futuna où «  le bleu qui sert à aimer là-bas se pose comme une coccinelle sur un sein »P.32

Aux Açores où l’on dit « que ce même soleil fait tomber l’amour des corniches »P.36

Au Sri Lanka où « nous aurons désappris à aller vite et nous voilà voyageant à l’abri d’un autre temps »P.38

Dans la Pampa Argentine… « et dans les plaines du vent tressons nos voix pour apprendre à la vie / à épeler toutes les lettres clandestines du consentement »P.40

Et aussi en Sardaigne où, l’auteur nous dit reconnaître «  la Diane doucement poignante du destin ( citation en hommage à René-Guy Cadou)

                 Et combien d’autres destinations encore qui font de ce recueil un carnet de voyage écrit dans une langue sobre, pertinente, et sur un ton très personnel ; un voyage de connivence avec l’amour qui permet de côtoyer la beauté vivante dont un cœur ouvert et positif ne peut se déprendre quelles que soient les circonstances. Après avoir suivi en pensée l’itinéraire de ce voyage je dirais en conclusion comme l’avoue Barbara Auzou :

« J’ai marché pieds nus vers l’Ailleurs…

« Je ne savais pas qu’on pouvait à ce point aimer la vie »

                   Recommandons à tous, en cette époque de repli funeste, non pas la lecture mais la fréquentation de ce livre exceptionnellement positif et profond et terminons par ces mots de l’auteur, émouvants et légers à la fois :

« Et je m’éloigne des maçons du passé  

de tout ce qui brûle les passereaux…

j’accepte la tiare somptueuse du printemps

sur le roux de mes cheveux… »( Au pied d’un seul arbre)

                                                                                        © Jeanne CHAMPEL GRENIER

Jean Maison – Quatorze précédé de Tranchée Ouverte– (poèmes – Ed. Citadelle, 7 €)

Une chronique de Xavier Bordes

Jean Maison – Quatorze précédé de Tranchée Ouverte– (poèmes – Ed. Citadelle, 7 €)

Dans cette belle plaquette de poèmes, l’émotion est à chaque page, en poèmes brefs mais denses et limpides. Un poète « fils, petit fils et neveu » y célèbre en des vers très beaux la mémoire d’un père et d’un grand-père ré-imaginés – sans doute à partir de données mémorielles familiales – dans la période de leur participation à la guerre de 14-18 (de laquelle tous ne sont pas revenus, évidemment). Pas de noirceur ni de pathos dans ces poèmes. Juste l’expression de la force vitale et de la grandeur d’hommes confrontés à la face la plus menaçante de leur vie : la possibilité de la perdre. Dans cette situation, le poète revit et exprime les « essentiels » qui traversent la conscience de ces humbles héros, et la sienne, en des poèmes concis et magnifiquement justes, auxquels j’ai adhéré tout à fait :

                    Certains partent sans se sauver

                    Et rassemblent

                    Dans l’intimité du devenir

                    La lueur instinctive du présent

                    Avec leur parole d’hommes

En période de pandémie de Covid-19 où il est naturel que chacun se sente plus ou moins menacé du pire, la méditation à laquelle ces courts poèmes nous exercent m’a paru paradoxalement rassérénante et salutaire ! Le petit recueil est précédé d’une page et demie d’avant propos intitulé « Une mémoire inconnue », qui situe en une prose très pure la perspective des poèmes qui suivront. Une plaquette qui est un objet poétique parfait. Jean Maison est un discret grand poète.

©Xavier Bordes (Fév. 2021)