Lieven Callant,  Initiale, poèmes, préface de Xavier Bordes, 272 pages, ISBN : 9782931077030, © 2021 Editions Traversées

Chronique de Gérard Le Goff


Lieven Callant,  Initiale, poèmes, préface de Xavier Bordes, 272 pages, ISBN : 9782931077030, © 2021 Editions Traversées


Cette somme de presque trois-cents pages est intitulée, de manière un peu déroutante : Initiale. Doit-on considérer ce terme comme le substantif féminin qui désigne la première lettre d’un mot, souvent capitale ? Ou comme l’adjectif dont l’étymologie latine nous renvoie à la notion de l’origine ?

Au commencement était l’incréé. L’abîme. L’univers naquit du verbe. Que l’on soit croyant, agnostique, grand ancien, rêveur lucide ou poète, le verbe nomme et donc donne naissance. Toute naissance relève d’un miracle. Elle révèle la beauté du monde à l’innocent, au non-initié. Celui qui ne connaît pas encore le mal. « Une fois plongés dans ce monde tel qu’il s’offre à nous, deux phénomènes, entre autres, nous frappent particulièrement, deux phénomènes extrêmes qui constituent pour ainsi dire des mystères dans le mystère, celui du mal et celui de la beauté. » (1)

La beauté. Non la joliesse. Le concept est spirituel voire métaphysique. Celui qui veut approcher la beauté doit se livrer au préalable à une nécessaire expérience sensorielle, qui ne peut elle-même aboutir sans l’exigence d’une conscience aiguë. Intérioriser le monde en se repliant sur soi-même constitue une attitude psychologique stérile ; une inaptitude. S’ouvrir au monde, projeter son être dans ses manifestations multiples permet de bénéficier de toutes ses résonances ; une immanence. C’est la clef de la connaissance. Comme le définit si bien, à nouveau, François Cheng : « La beauté, par son pouvoir d’attraction, contribue à la constitution de l’ensemble de présences en un immense réseau de vie organique où tout se relie et se tient, où chaque unicité prend sens face aux autres unicités et, par là, prend part au tout. » (2)

Pour le poète, depuis Orphée, le verbe est un don qui lui permet de percevoir la beauté, d’abord, de la transcrire, ensuite. Là réside la principale difficulté. La beauté est omniprésente et multiple. Elle existe depuis l’infime jusqu’à l’infini, s’étend de l’abîme au ciel, ou — de façon plus précise encore — comme l’écrit l’helléniste Xavier Bordes, dans sa lumineuse préface, s’attarde « à mi-chemin entre chaos et cosmos […] ».

Les poèmes de Lieven Callant nous proposent une relation éclatée — qui n’est pas restitution, mais quête — de cette difficulté d’être au monde, de pouvoir vivre entre le beau lié au bien et le mal. Une expérience intime, semble-t-il au premier abord, puisque les textes sont, la plupart du temps, rédigés à la première personne du singulier. Mais que l’on ne s’y trompe pas : ce je-là est un je de narration. Il s’incarne dans une multitude de formes vivantes appartenant à tous les règnes : « Je suis un homme une femme un cheval / Je suis brindille éclat broutille / Je suis calme forêt fauve / chat aiguille fine / fille fils frère / lune vague mer[…] » (Portraits). Le je demeure cependant un scripteur sidéré de lui- même. « Mais que fait ce — je — parmi tous les mots […] » / « le — je — rêve d’être / mais il suit […] » (Ego Sum).

Les poèmes sont répartis en neuf sections plus un prologue. Chaque sous-ensemble est nommé par un mot dont l’initiale est le i. L’auteur ne s’attache cependant pas à mettre les points sur les i à l’encontre de qui que ce soit. Cette voyelle agit comme le lancinant rappel d’une invitation à l’initiation. Songea-t-elle aux Voyelles d’Arthur Rimbaud ? Le i rouge sang, couleur de révolte. « I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles / Dans la colère ou les ivresses pénitentes […] » (3) J’ose le croire.

Le premier segment c’est Intro. Pour introduction ou introspection ? Le doute est permis. La symbolique de la flamme de la bougie — la conscience de soi et du monde, sa fragilité aussi — traverse le texte de l’intérieur vers l’extérieur. « A l’intérieur de moi, parfois tout s’éteint

[…] / A l’extérieur de moi, je ne laisse transparaître qu’une lueur bleue dans le gris […] » (Intro).

Puis, de Infime à Immergée, Lieven Callant nous propose un kaléidoscope de sensations, de visions, de pensées et de rêves. Elle n’impose pas au lecteur une description réaliste du monde. Elle ne cède ni à la tentation du pittoresque, ni au jeu de la séduction. Le je multiplié évolue sur une terre atomisée, dans un ciel en expansion. Les quatre éléments ne suffisent pas à définir l’univers. Pas plus que le règne minéral, végétal ou animal. Pas plus que la cosmogonie. Le poète s’incarne alentour dans tout ce qui lui est donné à voir, il participe. « Les arbres nouent des vœux ombilicaux avec les cieux. » / « Je prends racine dans les nuages. » (A la lisière). « […] et toujours l’écriture me servira de sève. » (Un jour).

Un texte peut se présenter comme une courte histoire rédigée en prose (le poignant : Pluie débordante, par exemple). Lorsqu’il est en vers, le poème ne comporte pas de rimes. Il apparaît parfois déstructuré, tronçonné en fragments, disséminé en bribes, et suggère ainsi la permanence d’un discours qui s’interrompt et reprend (Territoires, A chaque instant, Evagation, par exemple). Le refus de l’harmonie peut faire songer aux séries dodécaphoniques, musique dans laquelle est privilégié autant le silence que la note.

La démarche vers la compréhension, puis vers la traduction du monde épuise : « […] mon âme s’épanche en de longs chemins sombres et hallucinés qui ne mènent nulle part. » (Artifice). Parfois, le poète pressent la vacuité de l’affaire, semble se décourager. « Les secondes s’évaporent mais les souvenirs sont toujours de plus en plus forts, de plus en plus épais et lourds. Chacun d’entre eux se démultiplie en pièces inutiles et perdues du puzzle qu’on s’efforce, sans espoir de réussir à reconstituer. » (Ruisseaux). « Ainsi décrire la colline ne montre pas la face que je suis incapable de gravir. » (Sommet).

Pourtant, jamais il n’est question d’abandon, de repli sur soi. Ni regrets, ni remords. « Je ne vis pas avec des fantômes morts depuis longtemps, chaque écho, chaque présence s’attache à l’essence de la vie. » (Canopée). Il est question de travailler sans cesse. De forger le verbe pour faire surgir. Définir une sensation. Evoquer un animal (survient au long des pages tout un bestiaire : cheval, chat, bergeronnette, épeire, chauve- souris, lézard, etc.). Converser / converger avec le vent, avec la pluie. « J’habite la pluie. » (Averse). D’ailleurs, l’eau, cette « réalité poétique complète » selon Gaston Bachelard (4), est omniprésente dans le recueil : gouttes, pluie, étang, ruisseaux, mer, larmes, sang. Et puis, aussi, entre autres, estimer l’arbre supérieur, car «[…] il lit entre les mots nourri d’un savoir / que les hommes ne possèdent pas […] » (Lentisque).

Même si Lieven Callant prend conscience de la fuite du temps, de la défaillance de la mémoire : « Une histoire sans but, sans sujet, sans aucune habitude vient de naître et puis de disparaître à jamais […] » (Joie de vivre), elle s’éblouit toujours d’une révélation : « […] un papillon me laisse découvrir qu’il n’est pas une fleur […] » (Mardi). Elle sait l’ordre véritable du monde. « Les végétaux s’enlacent afin de résister aux embruns et d’étendre leurs bras somptueux comme des plumes dans l’eau limpide du ciel et de la mer. » (Verdure).

Sa quête initiatique trouve sa justification en elle-même. Sujet et objet exigeants. Malgré la tentation de la solitude et du silence, malgré le risque de l’incompréhension : « […] je ne redoute pas de m’avancer jusqu’à l’extrême bord d’un rêve que personne ne fait, d’être sur la pointe la plus éloignée de l’idée que personne ne partage / et affirmer / je ne crains pas le silence […] » (Solitude, similitude).

Et puisque le désespoir n’est que « ce passager provisoire de l’âme » (S’éloigner), puisque la haine est dérisoire « […] car qui hait / n’est rien […] » (Aliénation), puisque une ligne de conduite reste possible : « Regarder sans rien porter sur les épaules, voir sans subir d’être observé et jugé. » (Assentiment), Lieven Callant peut affirmer, pour finir : « Je lis de travers, j’écris de travers, je vis à l’envers. Ce que vous prenez pour fantaisie, pour folie et rêveries sont mes réalités. Ce que vous croyez gagner est ce que je perds. » (Délire).

Le livre se termine par le sobre et bouleversant récit d’une mort anonyme dans une rue d’une ville sans nom. Une disparition face à l’impuissance des hommes, sous l’indifférence du ciel. L’initiation suprême ?

© septembre 2021 Gérard Le Goff

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(1) François Cheng : Œil ouvert et cœur battant (comment envisager et dévisager la beauté), © 2011 Desclée de Brouwer, page 15
(2) François Cheng : op. cit., page 23.

(3) Arthur Rimbaud: Voyelles, Poésies, Œuvres, © 1977 Editions Garnier Frères, page 110.
(4) Gaston Bachelard : L’eau et les rêves, essai sur l’imagination de la matière, © 2018 Collection Biblio essais / Le livre de poche, page 24.