Une chronique de Marc Wetzel
Jean LE BOËL, Jusqu’au jour, Les écrits du Nord/Éditions Henry – (Prix Mallarmé 2020), 84 pages, 10 €
« Un jour le malheur les saisit
il serre les bras autour d’eux
il s’ajuste à leur peau
il s’enferme dans leur poitrine
il faudrait partir
ou peut-être pleurer
au moins détourner le regard
mais il reste assis dans leur ventre
sans parler
sans bouger
et ils font corps avec cette pierre » (p.58)
Il y a quelque chose d’un peu menaçant dans la formule de titre « jusqu’au jour« … Le « jour » dont il parle n’est en effet ni le jour qu’il fait (un pan de Terre faisant face à ce qui l’éclaire), ni le jour qu’il est (une ronde sidérale de notre planète sur elle-même) – d’ailleurs la Terre ne compte ni ses tours, ni ses jours ! – mais le moment d’une vie humaine où tout change pour elle ou peut basculer. C’est un moment d’advenue du malheur. La joie était possible jusqu’au jour …
Ce recueil n’a pourtant rien de tragique, il n’offre aucun mal sensationnel, il ne récite rien de fatal (« ça n’est décidément pas mon jour et ne pourra plus l’être »). La vie n’est pas fragile, mais les sursis de chacune le sont : les contradictions d’une existence la vaincront un jour ou l’autre. Mais Jean le Boël n’est d’abord ni sage, ni moraliste, ni même intellectuel, il est poète (son travail de parole est judicieux, digne et précis) : même quand il manie des idées, il chante. Le malheur rôde parce que, suggère-t-il, la beauté, comme équilibre éclatant, est toujours injuste (l’harmonie devrait être donnée à tout le monde, et elle n’est portée que par celles et ceux qui ont la chance de nous en donner le plaisir !); ou bien, la jeunesse, comme nécessairement mêlée à tous les autres âges qu’elle craint et qu’elle espère, est toujours impure; ou encore la folie ne peut se guider elle-même, car elle n’échappe au malheur qu’en laissant le réel lui échapper. Voici comment, respectivement, notre poète – sobre et incisif – exprime cela :
« injuste beauté
il suffit qu’elle soit (…)
et qu’elle rencontre
ce qui en nous l’épouse » (p.21)
« qu’avons-nous flétri de nos enfances
qu’elles nous poignent tant » (p. 20)
« folie des penseurs sur leur rocher
qui cherchent une voie
là où il n’y a pas de chemin » (p.33)
Dans la toute-récente troisième édition de son (précieux) « Dictionnaire philosophique » (PUF), à l’article « Poésie », André Comte-Sponville, après l’avoir définie ainsi : »L’unité indissociable et presque toujours mystérieuse, dans un discours donné, de la musique, du sens et du vrai, d’où naît l’émotion » (p.994), ajoute ceci sur ce qu’il appelle l’essence multiforme de la poésie : »c’est une beauté qui ne ment pas, une émotion qui sonne juste, une vérité qui fait rêver, un aveu qui comble ou qui apaise » ajoutant malicieusement : « Le reste, même admirablement versifié, n’est que littérature« . Même si Jean le Boël a enseigné cette littérature, c’est donc, avant tout, un poète, comme on peut l’illustrer quatre fois :
Une beauté qui ne ment pas ?
« les fleurs de notre vie sèchent sous le soleil
qu’importe
elles renaîtront
autres et éternelles (…)
comment notre enfance vieillirait-elle » (p.47)
Une émotion qui sonne juste ?
« les bruyères se sont éteintes sur la tombe
fleurs qui se fanent au gris des caveaux
maintenant que vos os se mêlent
que reste-t-il en nous de vos chagrins
vos voix ne se chipotent plus
et nos enfances s’apaisent » (p.9)
Une vérité qui fait rêver ?
« quelle est
cette grande ombre penchée à nos côtés
celle qui nous veille
qui creuse ses galeries dans nos mémoires
qui ronge la falaise de nos corps
qui mange les quais de nos vies
celle qui nous laisse nus quand elle se découvre
celle qu’on ne retient pas, qu’on ne contient pas
qui revient
parce qu’on l’a toujours sue » (p.73)
Un aveu qui comble ou qui apaise ?
« nous voudrions passer sur cette terre
comme le nageur dans la rivière
sans rien troubler que le reflet des rives
et l’eau après lui se referme » (p.33)
Le travail de sagesse et ses limites mêmes sont souvent pensés par la philosophie. Par exemple, dans le Dictionnaire de Comte-Sponville cité plus haut, la vérité de et sur l’échec est (à la fois rigoureusement et vigoureusement) formulée ainsi :
« ÉCHEC : L’écart entre le résultat qu’on visait et celui, moindre, qu’on obtient. C’est pourquoi l’histoire de toute vie, comme disait Sartre, est « l’histoire d’un échec »: le réel est plus fort que nous, qui nous résiste et nous emporte. On n’échappe à l’échec qu’en cessant de viser un résultat. Non parce qu’on cesserait d’agir, ce qui ne serait qu’un échec de plus, mais parce qu’on ne vise plus que l’action même. C’est ce qu’on appelle la sagesse, qui serait la seule vie réussie. On n’a une chance de l’atteindre, au moins par moments, qu’à condition de cesser de la poursuivre » (p.412).
Ce qu’un philosophe sait ainsi dire et faire comprendre, il est plus rare qu’un poète y parvienne aussi fortement : savoir faire, dans une parole adulte, quelque chose de son enfance; savoir défaire, de cette parole adulte, quelque chose de sa maturité trahie ou dévoyée; savoir enfin qu’on ne peut tout cela que jusqu’au jour de ne plus savoir ni faire ni défaire. Avec des auteurs de la qualité de Jean le Boël, l’hospitalité poétique de la vie à l’égard de la pensée se fait aussi troublante et authentique que peut l’être la fidélité philosophique de la pensée à la vie. Ainsi notre poète sait (comme vient de faire le philosophe) exprimer, sur l’échec, inévitable et miséricordieux, quelque chose que même un rêve ne saurait mieux dire :
« nous ne cèderons rien
nous partirons avec chaque part de nous
que la vie emportera
quand la mort viendra
il n’y aura plus à prendre » (p.51)
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© Marc Wetzel