Benoît Duteurtre, Ma vie extraordinaire, Gallimard ; (20€ – 325 pages) ; Février 2021.

Chronique de Nadine Doyen

Benoît Duteurtre, Ma vie extraordinaire, Gallimard ; (20€ – 325 pages) ; Février 2021.


Avant de commencer la lecture de ce roman, il faut avoir en mémoire les trois enchantements de Benoît Duteurtre, qui lui sont prodigués par : « l’eau, la forêt, la prairie sur la montagne ». Le chapitre d’ouverture est à la fois une véritable déclaration d’amour à cette montagne vosgienne qu’il vénère depuis l’enfance et un coup de gueule contre les choppers en colère à qui on pourrait interdire la route des crêtes qu’ils envahissent «  dans un monstrueux tintamarre ».

Il égrène donc ses réminiscences juvéniles, ressuscitant le grand-oncle et la tatie, à la source de cette passion indéfectible, chez qui il passait avec sa soeur les grandes vacances estivales. Les séjours au Moulin, c’était la parenthèse enchantée. Et en même temps il embarque le lecteur dans la voiture de Jean-Sébastien, son compagnon, dans un road trip découverte de la vallée des lacs vosgiens. Tous ceux qui connaissent la région des lacs, les randonneurs, n’auront pas à se laisser convaincre, ils savent contempler la beauté de cette nature et la respectent.

Pas étonnant que l’auteur s’insurge et dévoile sa part animale quand la sérénité de son coin de paradis est polluée par les nuisances sonores des motards ! « Rengaine » connue des lecteurs du conte philosophique En marche qui dans un chapitre oppose ces envahisseurs (« semant le bruit, le danger et confondant les petites routes européennes avec les étendues américaines d’Easy Rider ») et les villageoises leur faisant barrage: « Les murs tremblent quand vous passez comme des sauvages ». Si beaucoup s’indignent du saccage de Paris, le Vosgien d’adoption fulmine devant le saccage de la nature qu’il compare à « un tableau romantique allemand ».

Pour l’auteur, il reste à faire aimer ce décor à son ami comédien. Il le décrit avec des termes dithyrambiques :magie du lieu, délice d’un bain, lac féerique, éblouissement. Il décline et détaille ses enchantements liés à la nature : « l’eau, la forêt et la prairie sur la montagne », que l’on appelle ici des ballons.  Il se délecte à admirer une libellule aux ailes transparentes faire du surplace !

L’écrivain se fait conteur et tisse en trois chapitres prenants, l’histoire du loup de Belbriette, du projet de Crazy Park et de ce monde nouveau d’anticipation qui mène à 2070, nous tenant en haleine d’un épisode à l’autre. On suit le rêve utopique de Denis, « rockeur urbain » devenu un musicien à succès éphémère, qui, depuis ses quinze ans s’imagine construire une maison de verre dans cette clairière, comme Lloyd Wright. Mais ce site ne serait-il pas une zone nature protégée ?

On s’y déplace d’ailleurs en tricyles à biopropulsion, pour respecter le plan : «  Save our Planet ».

La musique est omniprésente dans ce récit. Dès l’enfance Benoît apprend le piano, le travaille chez Rosemonde qui lui a enseigné les rudiments du solfège ainsi que les gammes ; il retrouve trace au Moulin de partitions illustrées de la Belle Époque. Contrairement aux ambitions des parents qui voyaient des études de médecine, c’est en musicologie qu’il s’inscrit. Rappelons que l’auteur est mélomane, critique musical et anime une émission hebdomadaire de radio, consacrée aux musiques légères (1). Ne vous fiez pas à internet qui est pour lui, « le miroir déformant d’une vie, avec des photos flatteuses ou ratées qui ne lui ressemblent guère ». 

Dans la partie 2, un nombre intrigue : 14 600 jours, il correspond au bilan de sa vie de 20 à 60 ans.

Sylvain Prudhomme s’est aussi amusé à calculer les jours vécus lors de ses quarante ans. (2)

Dans la troisième partie, Benoît Duteurtre rend hommage aux vieilles dames dont la comédienne et chanteuse Suzy Delair, ce qui n’est pas sans rappeler Les Dames de coeur  de Jean Chalon. (3)

Dans ce récit, une série de portraits se tissent, et nous faisons tour à tour plus ample connaissance avec les protagonistes. L’ange, stoïque au volant, à qui l’auteur consacre un chapitre entier, dévoilant les circonstances de leur rencontre. Jean-Sébastien incarne le personnage de Victor dans Livre pour adultes. L’écrivain salue son travail de webmaster pour la création du site de son œuvre.

Quant à lui, la bête, il reconnaît son côté animal, son « instinct primaire » capable de fulminer, de bouillonner, mais se définit comme « un hédoniste, gouverné par la mesure et la raison »…

Le narrateur, hanté par la déliquescence du corps (presbytie), par la mort, confie ses craintes quant à cet amour fusionnel : « Nous redoutons de nous perdre ». Parmi les obsessions de Benoît Duteurtre, on compte les chaussettes orphelines (un cauchemar), les clés et les lunettes fugueuses ! Autre  « embarras de sa vie » : ses archives qui s’empilent, remplissent des armoires. Ceux qui gardent tout depuis des lustres comprennent aisément l’encombrement, parfois le capharnaüm que cela crée, toutes ces correspondances, les press-books ! Sa vocation précoce d’écrivain l’a conduit à  donner priorité à installer son bureau devant une fenêtre. Il décline aussi sa géographie sentimentale, son goût des lieux (Étretat, New-York), plus que pour les humains. Il évoque ses jobs alimentaires, ses différents domiciles, son quotidien (courses avec caddie, sans honte), ses addictions, ses amours, ses fréquentations, ses relations (Houellebecq, Sempé…).

Un portrait sans complaisance avec autodérision et sincérité. Délicatesse, pudeur et tendresse.

Dans le chapitre « littérature », l’écrivain dresse un panorama de ses publications et revient sur ses débuts difficiles pour percer. C’est en marchant que ses idées s’organisent et que ses romans s’élaborent. Le journaliste recense aussi son impressionnante pléthore de contributions à des revues.

Il rend un hommage touchant à ses disparus dont sa professeure de musicologie de l’université de Rouen (qui lui avait offert l’hospitalité dans sa maison de Fécamp), son cousin, le couple sans enfant, Rosemonde et Albert, le grand-oncle dentiste, résistant, fervent gaulliste, (Kabert, le héros de son enfance, qui avait construit une cafourotte, une cabane pour les jeux). 20 ans d’écart. Leur généalogie est déroulée ainsi que leur rencontre, leurs études, leur mariage, se précisent les liens avec le Président Coty et leur installation au Moulin, où une phrase d’Alphonse Daudet avait été inscrite dans le vestibule par Rosemonde. On devine son affection pour ce couple qui le considérait comme un fils, lui offrait des vacances studieuses mais aussi théâtrales d’où le retour au Havre plus difficile, où à la liberté « allait se substituer l’ordre familial ». L’autorité du père, une mère à cheval sur les principes. Il se remémore ses séjours en compagnie d’un cousin, « biologiste dans l’âme » avec qui il se livrait à de multiples expériences ainsi que leurs sorties, dont celle à La Moineaudière. Quand on a soi-même connu ce lieu, on comprend combien les jeunes pouvaient être impressionnés par la lumière noire et les minéraux exposés. Il se souvient des parties de belote, des galettes de pomme de terre et des pots de confitures. Pour y avoir séjourné depuis longtemps, il a été le témoin « du déclin de l’agriculture montagnarde, de la disparition des bidons de lait au bord des routes », des routes élargies, et de la ruée des touristes ! Mais il a nourri « sa besace affective », de moments doux et réconfortants auxquels se rattacher. Son viatique : « s’efforcer de goûter chaque instant ».

Hélas, il a fallu pour la veuve quitter le Moulin, vendu en viager. Toutefois le narrateur a pu profiter de la générosité d’amis pour y revenir, « épisodes à la vertu curative », car il ne cache pas qu’à 20 ans il a mené une « vie parisienne dissolue » qui a viré à la catastrophe. Puis, ses parents ont acquis une maison, dotée « d’un panorama merveilleux », devenue son sweet home vosgien actuel.

C’est avec « une intensité redoublée », qu’il a ainsi retrouvé le paradis de son enfance.

Benoît Duteurtre signe un roman enraciné au coeur des Vosges, bruissant de sons (symphonie liquide), exhalant de multiples odeurs (foin coupé, résine, bois, fougères au parfum anisé…) , aux accents autobiographiques, dans lequel on retrouve la verve du contempteur impitoyable de son époque. En vrai ambassadeur, il réussit avec talent à nous donner l’envie de nous évader, de nous oxygéner sur les crêtes, de retrouver son éden. Le roman d’une vie à la fois « extraordinaire » dans des lieux inspirants mais aussi « infernale » qui prend une valeur testamentaire !

© Nadine Doyen


1) Étonnez-moi Benoît, sur France musique.

2) Nouvelle : Dans le ventre de la baleine de Sylvain Prudhomme- La nouvelle revue française.

« Il y a 40 ans que le temps m’érode, m’use, me consume. Je viens de faire le calcul : 14 610 jours et 14 610 nuits que sans y penser je fais l’expérience du temps. » No  638 , septembre 2019.

3) Dames de coeur et d’ailleurs de Jean Chalon, éditions La Coopérative.