Chronique de Nadine Doyen

Les yeux de Milos, Patrick Grainville, roman, Seuil.
Date de parution 07/01/2021
21.00 € TTC
352 pages
EAN 9782021468663
Ceux qui ont lu Falaise des fous de Patrick Grainville ont déjà été séduits par son écriture flamboyante et connaissent son goût pour la peinture, la mer et les mots, « ses seules armoiries ».
Dans ce roman on change de cadre, on quitte la Normandie pour la côte d’Azur, Antibes, cette ville dominée par le château Grimaldi, qui abrite le Musée Picasso, et où on peut admirer des sculptures de Germaine Richier. Sa terrasse ouverte offre une vue panoramique sur « La corne d’abondance de la Méditerranée qui dégorge sa jarre de lumière ». Éblouis, nous sommes, aveuglés même par ce « bleu de démiurge, bleu de Cyclades… ». Quoi de plus naturel de s’intéresser aux sommités de sa ville natale pour les protagonistes du roman.
L’Académicien met en scène Milos qui doit son prénom à une île des Cyclades où sa mère Myriam a vécu sa première aventure amoureuse initiatique. Le titre met en exergue les yeux du protagoniste, car à 10 ans, il était considéré comme « un phénomène » à cause de ses yeux bleus d’une beauté absolue, de son regard foudroyant « d’un bleu royal, d’azur irréel « qui « happait l’attention ».
On suit sa scolarité, il est placé en établissement privé à la suite d’une agression. Excellent élève.
Le bac en poche, il s’oriente vers des études d’archéologie et de paléontologie. Marine choisit des études d’anglais.
Beaucoup de mystère quant à l’impact de son regard, à son port de lunettes fumées. Il prend conscience de son rayonnement lors d’une chute/glissade et croise le sourire d’une douceur angélique de Marine dont il tombe amoureux. Marine qui devra s’accommoder d’être «flanquée de ce mystère d’homme masqué » ou parfois se résoudre à porter elle-même un masque.
Milos est présenté par sa mère comme doté d’ un caractère intempestif, susceptible. Les séances de psy sont un échec.
Le coeur de Milos, aux lunettes d’aveugle, est écartelé entre deux femmes, l’amie d’enfance Marine et Samantha, amie de sa mère. Samantha, qui a rédigé une thèse d’histoire de l’art sur Picasso, nous dévoile une facette peu sympathique du Minotaure, amateur de femmes, au nombre pantagruélique de maîtresses. Elle cherche à débusquer une histoire secrète sur cet « Andalou ithyphallique ». Elle relate ses frasques, « les cages dorées de ces héros de la libido ».C’est une galerie d’inconnues qu’elle a rassemblée dans un album qu’elle commente à Milos. Elle présente Picasso comme « un monstre, un démiurge, un vampire tentaculaire, mais aussi comme un génie ». Génie dans la cruauté, note le narrateur. On croise ses épouses et ses amantes et Muses les plus célèbres : Dora Maar qui partage « le grand Pan » avec la sensuelle Marie-Thérèse. La couverture du roman représente le portrait de Marie-Thérèse Walter que l’on peut voir au Musée Picasso de Paris.
Le mouvement #metoo aurait eu de quoi réagir quant aux différences d’âge (70 ans pour lui , 20 , 19 ans pour elles). Femmes que le prédateur irrévérencieux a souvent broyées, poussées au suicide.
Milos, qui se soumet aux désirs sexuels de Samantha a peur de perdre Marine ! Celle-ci, fatiguée par les incartades de son amant, le somme de choisir et décide d’aller enseigner Outre -Manche.
Son job au musée de l’Homme, lui permet de découvrir où Picasso et Nicolas de Staël ont vécu et peint et où ils sont exposés. « La tour Eiffel lui fait du bien », tout comme la Vénus de Lespugne.
L’éloignement de Marine avait d’abord provoqué chez Milos un grand tsunami,mélancolie, dépression. Mais très vite il se laissera envoûter par Vivie , « Minoenne de charme », qui le blessera gravement par jalousie une fois Marine revenue vers son cher Milos. Intermède qu’il avoue à Marine.
Certains peuvent être mal à l’aise devant la pléthore de scènes d’alcôve. Patrick Grainville n’a-t-il pas été catalogué comme « l’Académicien le plus priapique » par les critiques du Masque et la Plume ?!
Le romancier excelle dans la peinture /la poétique des paysages. Il y a des lieux où on aimerait se poser, comme sur la terrasse ouverte du château Grimaldi ou près de la rivière Siagne. Pour Serge Joncour, « il y a des paysages qui sont comme des visages, à peine on les découvre qu’on s’y reconnaît. »
Suivre Milos sur les traces des peintres, « Pic et Nic », c’est s’éloigner d’Antibes pour faire halte à la plage de Garoupe, à Mougins, à Vallauris, Nice, passer par Paris, Deauville. Milos et Marine enquêtent pour connaître le lieu exact où Nicolas de Staël a peint Concert, l’ultime tableau avant son suicide. Ils nous embarquent à Londres, dans les musées de la capitale comme la Tate Britain et le colossal British Museum, se prélassent dans St James’s park, longent la Tamise et partagent leur bonheur. Nouvel éblouissement devant les toiles de Turner, « le roi des peintres modernes » aux « paysages hallucinatoires ».
En tant que futur archéologue, Milos explore le Périgord, les grottes, s’envole jusqu’en Namibie sur les traces de l’abbé Breuil pour voir « l’archive brute de la fresque de la Dame Blanche » dont il relate le mythe,il participe également à des fouilles à Monaco. En Espagne, il visite Altamira.
Dans cet ouvrage qui sent bon le midi s’exhalent des odeurs citronnées, de menthe, d’eucalyptus.
Pour profiter pleinement de ce roman foisonnant, truffé de descriptions de tableaux de deux maîtres, des lieux qu’ils ont fréquentés, il est vivement conseillé de se procurer des livres sur les œuvres des deux peintres, afin de les voir de visu et de faire une escapade en images à Antibes et dans les autres lieux évoqués. Si vous nourrissez, comme Milos et Marine, « une fringale d’échappées, d’espace, d’extases inédites », vous serez comblés. Ils nous entraînent même à Java !
L’auteur multiplie les références artistiques, mythologiques et littéraires, il glisse du Baudelaire (« Ordre et beauté luxe calme et volupté ») et du F.Scott Fitzgerald ( « Tendre est la nuit »).
Le récit se termine par le rêve « arfelu » et délirant de Milos, qu’il a consigné « pour le fixer ».
Patrick Grainville signe un roman érudit où sont déclinés les portraits et destins de Picasso et de Nicolas de Staël de façon chorale, où se mêlent érotisme et lyrisme, servi par une langue recherchée et une écriture riche. Beaucoup de phrases nominales.Profusion de couleurs. Prodigieux.Lumineux !
On connaît le bleu Klein, il y a maintenant le bleu « séraphique » de Milos et le bleu de Staël !
Une invitation à déambuler dans les Musées. Un appel urgent à les voir nous ouvrir leurs portes !
©Nadine Doyen