Chronique de Marc Wetzel

Jean de BREYNE – Adresses – Propos Deux éditions – 170 p, septembre 2019, 14 €
« Adresses » au pluriel, dit le titre ; c’est moins pour noter une ubiquité de résidences que pour souligner les divers sens à assumer du terme : domiciliation, habileté, interpellation, expédition, rubrique ; mais c’est toujours le souci de la bonne direction (Jean de Breyne est le gentleman de la rencontre judicieuse, de la destination favorable), comme si, vers le bout de la vie (l’auteur a 77 ans), un cœur lyrique n’avait qu’une question : chez qui ma vie est-elle donc toujours allée volontiers ? Et même (il y a dresser, élever, se diriger vers le haut dans « adresser ») : à quoi en ai-je constamment appelé pour me redresser, pour tenir bien campé le meilleur de moi-même ? Voilà une saine, sobre et rare aristocratie de l’âme – comme le B.A.-BA du destin courtois, les Mémoires d’un sachant-vivre !
« Alors demeurer l’été aux intérieurs des maisons
C’est juste derrière les fenêtres le vaste et le vide
Le silence des heures des midis est après la raison
Nous allons aux lignes de ce qui est dans les livres
Panser la pensée » (p. 103)
La prose poétique de J.de Breyne est cela : une nostalgie bien élevée, une mystérieuse et tendre annotation courant dans la marge d’une vie, et – pour le dire carrément : le délicat autoportrait d’un devoir de comprendre (si comprendre, comme le suggère l’auteur, c’est apprendre à « réviser à l’intérieur » le tout-venant de nos moments de vie) :
« Un dessin ne met rien au secret
Du dessein de vous regarder
Le parcours les lignes ne cessent
Les parcours des nous qui divergent
Verticaux en la courbe de l’horizon
Rétention de chevauchement
Avec effacement mais sans oubli
Feu c’est feu pour prendre avec les doigts
Les éclats qui scintillent les étincelles
Rien de la pensée brûle mais éclaire
Les jours peuvent s’assombrir
des feuillages à terre
Nous révisons à l’intérieur
les heures extérieures » (p. 125)
Autrement dit : La lumière passe ; sa question reste :
« Puis lorsque la terre est dans la nuit
Après que la montagne fut douce ses flancs
Violets il se manifeste que les visages
N’ont d’existence que le questionnement » (p. 117)
Autre leçon : La haine brouille et distord les cris ; mais noblesse des voix oblige :
« Une voix s’entend à sa première phrase
Celle-ci portée par celle-là qui lit
Pourquoi n’entend-on pas ces voix
Qu’a-t-elle cette phrase incomprise
Et jusqu’aux regards et gestes de haine
La beauté de s’y bousculer
Le silence des autres peut-être
De ceux-là qui devaient dire
Oblige ma voix » (p. 96)
Cette parole poétique inspire confiance – suggère un merveilleux passage – parce qu’en elle la voix ne prétend qu’à l’amitié de la pensée. C’est comme une bonne intelligence assurée, chez notre poète, entre sa Muse et son Silence, qui fait que son « Répétez après moi » de notre muette lecture de lui est, dès le départ, fiable :
« Mais quand commence-t-on je me demande
Dans ce balbutiement oui vous avez commencé
Je vous voyais faire vous aviez commencé
Toujours déjà c’est là dans le commencement
Une confiance s’abat sur les fragilités et
Les énoncés des responsabilités » (p. 83)
C’est ainsi qu’à sa suite il nous faut donc tout ré-adresser, reviser juste, remonter à contre-courant nos colères, aller au chevet de la complexité bénévole de la pensée, bénir nos limites (le fini est inépuisablement disponible, puisqu’il y en a toujours et partout ; alors que l’infini …!), avoir l’immanence obligeante et l’émerveillement utile, garder notre répit propre et libre.
« La colère sait parler :
mais faire ? » (p. 147)
Le cœur ne sait qu’en appeler à un monde élargi dans et pour lequel battre ; et d’infatigables nuances sont comme de petits linges luisants aux cordes tendues entre nos divers savoirs : elles sont notre intimité naturelle, exposée dans leur présomptive objectivité, toute vibrante d’aller de soi.
« Si vous saviez combien je vous écris
Quelle discrétion j’emploie à vous dire
La langue qu’est la mienne essayée … » (p. 66)
Tout ce recueil (comme tout ce que je sais de l’œuvre poétique de Jean de Breyne) est comme la recherche d’une parole capable (et digne) de désavilir la vie. C’est noble, vif et profond : l’adresse déployée par l’enquêteur pour dénicher celle du suspect n’en forment ici jubilatoirement qu’une ; et la résurrection est le seul crime parfait.
© Marc Wetzel