Chronique de Nadine Doyen

Geneviève Haroche-Bouzinac,
Louise de Vilmorin, Une vie de bohème, Flammarion ; (518 pages– 23,90 €) ; Octobre 2019
Geneviève Haroche-Bouzinac ressuscite Louise de Vilmorin, à l’occasion du cinquantenaire de sa disparition, en marge de l’exposition à la Maison de Chateaubriand.
Elle retrace son riche parcours (1902- 1969), étayé par une documentation imposante, enrichie de photos (insérées au milieu) qu’il est souhaitable de consulter avant la lecture.(1) La biographe a pu accéder à maintes sources inédites (lettres, carnets, témoignages de ceux qui l’ont connue, entretiens…)
Saluons l’initiative d’insérer en fin d’ouvrage l’arbre généalogique si vaste ainsi qu’une chronologie très détaillée depuis ses ancêtres en 1774 jusqu’à 1972.
Ceux qui jardinent connaissent sûrement l’entreprise familiale, la maison grainière et son catalogue Vilmorin-Andrieux.
Mais que connaît-on de Louise, la femme de lettres, romancière et poétesse, « icône de la mode » ? Cette « étrange ondine » dont les yeux changent de couleur selon son interlocuteur !
L’auteur retrace l’enfance de Loulou.
Grande fratrie, un père qu’elle adore mais peu présent et une mère qui ne semble pas la comprendre, ou la connaître, ce qui fait dire à la biographe : « Pertes, disparitions se gravent dans la mémoire de l’enfant. Sa relation avec Mélanie (sa mère) ne s’établit que sur le mode de la frustration et de l’injustice. » A cela s’ajoute le sentiment d’être rejetée par une de ses grand-mères.
Son enfance a été marquée par la crue de la Seine de 1910 qui oblige la famille à quitter le quai d’Orsay. Parents et enfants vont se trouver un temps séparés.
Faute d’amie, elle choisit comme compagne une poupée, Lili, avec qui elle peut parler. Ce sera le drame quand sa mère l’offre à une autre fillette, méconnaissant la vie affective de sa fille. Grande solitude et manque d’affection évidentes. Vient s’ajouter sa maladie qui la cloue des mois au lit et dont elle gardera une boiterie.
Son éducation est assurée comme celle de ses frères et soeur par les nounous, les gouvernantes, un précepteur, l’abbé Tisnès. Les enfants Vilmorin bénéficient de nombreuses lectures dont les contes qui les fascinent. En exergue, l’interjection de l’abbé : « Pimporte » que Louise se plaisait à employer.
Avec son successeur, elle connaît les brimades.
Très tôt, elle maîtrise l’anglais, l’allemand. En 1915, elle passera quelques mois à Londres pour retrouver son père ambassadeur, qui hélas décède en 1917.
Après une enfance chaotique, un désert affectif maternel, sa vie amoureuse connaît des remous. Ses fiançailles avec St Exupéry sont éphémères. Mariée à l’Américain Henry Leigh-Hunt, souvent absent, elle souffre du mal du pays, et dépérit. « Vie grise sous un ciel toujours bleu », confie-t-elle. L’abbé Mugnier lui conseille d’écrire, de s’évader par la plume pour tromper son ennui.
Son retour en France lui permet de rencontrer des personnes influentes. Elle multiplie les aventures. Le couple bat de l’aile, trois enfants sont nés de cette union, mais la séparation se profile, le divorce prononcé, elle perd la garde de ses filles.
Louise doit alors encore faire face à des disparitions tragiques, accidentelle pour celle d’Antoine de Saint Exupéry, « le magicien de son adolescence, un ange noble, un héros ».
Elle côtoie toute l’intelligentsia de l’époque (familles princières, une pléiade d’écrivains : Cocteau, Roy…), reçoit tout un aréopage de sommités, fréquente les soirées de la « Café Society ».
Certains offrent l’hospitalité à celle qui est alors sans le sou (Jean Hugo, la comtesse Elisabeth de Breteuil, Paul-Louis Weiller, Duff Cooper …)
Pendant la guerre, c’est à l’ambassade de France à Budapest qu’elle trouve refuge, à l’automne 43.
A la sortie de son premier ouvrage, ses talents de plume seront encouragés par Malraux, et aussi par Antoine de Saint- Exupéry, qui lui prédit même le Femina. On ne tarit pas d’éloges sur « cette comète apparue dans le ciel des lettres ». Poulenc lui commande des poèmes musicables. Ses publications préfacées par Déon, Nimier, rencontrent un succès éditorial.
Au cours de ses fréquentes invitations, réceptions elle croise le comte Pàlffy, tombe sous le charme de ce magyar, l’épouse. Si elle vit dans une certaine aisance au château de Pudmerice, les siens lui manquent. Elle ne cesse de voyager entre les deux pays, ce qui se complique lors de l’invasion allemande. Son domaine de Verrières est en partie occupé.
Dans son recueil de poèmes Sable du sablier, elle évoque ce perpétuel entre-deux.
Un autre comte lui tourne la tête, Tommy, comte Esterhàzy, une liaison adultérine qui conduit à une nouvelle séparation pour Louise. Son inconstance est hélas, « source de tous ses malheurs ».
Elle s’entiche ensuite de Duff Cooper, ambassadeur du Royaume-Uni.
Après toutes ces turpitudes, on comprend mieux pourquoi elle avait adopté la devise « Au secours », et se définissait comme « inconstante, je suis fidèle ».
Très attachée à sa fratrie, elle avait pris pour emblème le trèfle symbolisant ses frères.
Poulenc constate qu’elle aime d’amour ses frères et fraternellement ses amants. »
Ainsi on note son immense dévouement de garde-malade (en 45-46) au chevet de son frère André, hospitalisé dans un sanatorium. C’est là qu’elle écrit « Le retour d’Érica ».
La mode va faire appel à Louise pour des articles, elle devient « une référence en matière de chic », s’habille en Chanel, travaille avec des artistes créateurs. Robert Laffont l’engage comme directrice de collection. Elle se fait scénariste pour Louis Malle qui adapte Les Amants en 1958. Elle traduit un roman de Duff Cooper dont la disparition lui laisse un vide incommensurable.
D’autres personnes et d’autres lieux ont compté pour elle.
A Alpbach, en Autriche, elle s’astreint à une discipline de fer. Sa poésie transpire ses états d’âme, elle excelle dans le jeu avec les lettres de l’alphabet et compose des vers à lire à voix haute pour en déchiffrer le sens : « G AC CD ME OBI », LEJFMT ». Suivra l’admirable florilège intitulé L’alphabet des aveux composé de calligrammes, de palindromes, des « fantaisies » illustrées par Jean Hugo. Poèmes qui nécessitent un décodage que Geneviève Haroche-Bouzinac nous livre.
A Séléstat, elle trouve refuge à « La Lieutenance » où elle écrit, corrige et publie, en 1950– 1951,des œuvres majeures dont Julietta, Madame de et un long poème symphonique.
Elle noue une tendre complicité avec Roger Nimier qui lui prodigue des conseils.
Avec Orson Wells, la « divine girl » travaille sur un scénario, une adaptation de Karen Blixen.
L’éditeur Seghers admire « la princesse des mots », l’aime et aura à coeur de sublimer son talent.
Il la place sur un piédestal, lui déclare son amour en chanson. Elle est pour lui « une merveille, un enchantement, une magie ». Ils s’écrivent en vers. Il est un des rares à l’avoir comprise.
Quant à son éditeur Gaston Gallimard, envers qui elle se sent redevable, il lui aura hélas appris « les désespoirs amoureux ». Il reste ce jeu de mots célèbre de Louise : « Je méditerai, tu m’éditeras ».
C’est en 1955 qu’elle obtient un prix d’envergure : le Prix Pierre de Monaco.
Une consécration littéraire doublée du grade de Chevalier de la Légion d’Honneur.
Jean Chalon, tout jeune journaliste au Figaro, un de ses favoris, a eu le privilège de fréquenter cette égérie lors des rencontres qu’elle donnait dans le salon bleu.
Le diariste consignait ses anecdotes dans son journal. Guy Béart y chantait.
Jean Chalon, « son page, » (en photo au centre du livre) qui a tissé avec cette grande dame charitable une forte amitié, la définit comme « une épistolière incomparable et une Sévigné du téléphone ». Et il contribue à forger sa légende en évoquant son nouveau rôle de « Marilyn Malraux ».(2) Comme lui, on s’interroge : A-t-elle vraiment été heureuse ?
En toile de fond défile une fresque historique, dense, des grands évènements qui ont secoué la France et l’Europe (Le Vél’d’Hiv, le deuxième conflit mondial, la libération de Paris,…). Sont évoqués les dirigeants (De Gaulle, Pompidou, Churchill…). « Une époque assoiffée de tragique » pour Poulenc.
Si on devait objecter un bémol, ce serait l’avalanche de notes qui casse le rythme de la lecture.
Geneviève Haroche -Bouzinac livre un portrait foisonnant de Louise de Vilmorin, qui la révèle sous des facettes très variées : Louise mondaine/Louise intime, femme libre, excessive, « very sweet, enchanting », jalouse, autodidacte, croqueuse d’hommes, au pouvoir de séduction incontestable. Une foultitude d’amants. L’échec de ses deux mariages la rend malheureuse et lui fait dire qu’elle a tout raté. C’est avec Malraux et ses chats que « la reine de Saba » finit sa vie.
Avec émotion, avant de refermer cette biographie, on se recueille sur le banc du jardin de Verrières aux côtés de celle qui « voulait être un souvenir ».
Le récit est émaillé de nombreux extraits de l’oeuvre de l’écrivaine qui incitent à la lire, en particulier sa poésie, sa nouvelle Madame de ainsi que son journal.
Ce livre d’une richesse éblouissante, d’une ampleur époustouflante, dévoile avec brio le destin incroyable de Louise de Vilmorin. Une vie intense bien difficile à résumer en quelques pages. La biographe y décrypte avec minutie toutes ses publications.
« Absolument indispensable » pour Gérard Collard de La Griffe noire.
(1) Les photos en pages centrales méritent qu’on s’y attarde à nouveau une fois que l’on a pris connaissance de « la vie de bohème » de « cette reine des nomades ».
(2) In « L’avenir est à ceux qui s’aiment ou L’alphabet des sentiments » de Jean Chalon, à l’entrée « Louise (de Vilmorin) ».
© Nadine Doyen