François JULLIEN – La pensée chinoise en vis-à-vis de la philosophie (Essais, FOLIO, 652 / Gallimard).

Chronique de Xavier BORDES

François JULLIEN – La pensée chinoise en vis-à-vis de la philosophie (Essais, FOLIO, 652 / Gallimard).

Gallimard réédite en FOLIO un ouvrage paru précédemment sous le titre De l’être au vivre, lexique euro-chinois de la pensée.  Ce titre était techniquement plus précis, mais sans doute un peu abstrait, un peu austère… Que dire de ce livre absolument passionnant, et même génial ?

Pour quiconque se soucie à la fois de philosophie grecque et de pensée orientale, voire aussi de psychanalyse, la confrontation méthodique chapitre après chapitre de concepts philosophiques et de – non pas concepts mais disons – mots-caractères aux signifiés rayonnants par lesquels se traduit la pensée chinoise, est formidablement éclairante quant à l’écart de mentalités et de conceptions-constructions de mondes, l’un grosso-modo descendant de la réflexion grecque, notamment aristotélicienne, sous-tendue par la causalité, la fractalisation de l’être (notion fondamentale), du cosmos en particules, à l’infini, aussi bien dans le sens de l’infiniment grand que de l’infiniment petit ; et le l’autre côté la pensée Taoïste, et globalement Chan et confucéenne, qui se fonde sur un flux cyclique, sans cause, continu, sans commencement ni fin identifiables, quasi-indésignable, un flux inaccessible à l’esprit sinon par une forme d’expérience quasi-mystique. Ainsi s’explique que la fonction transformatrice (verbe) dans le langage de l’Empire du Milieu soit inaccessible : grosso-modo, en chinois on juxtapose des syllabes (noms) sans syntaxe fonctionnelle explicitée, alors qu’en Occident le langage organise autour de la fonction transformatrice exprimée (verbe conjugué) des fonctions accessoires : cause première (sujet), effet (objet), circonstances (compléments divers), etc. La conséquence de ces différences, est que la pensée orientale s’appuie sur les signifiants mais ricoche de l’un à l’autre sans en privilégier vraiment aucun, en flux continu que François Jullien désigne par le « vivre ». Tandis que dans la pensée occidentale, on « manipule » une hiérarchie entre les aspects de l’être des choses, comme s’il s’agissait d’objets fixes entre lesquels les verbes miment de façon patente des interactions : tout ce qui est de l’ordre nominal pouvant en principe occuper n’importe quelle fonction, excepté verbale – ou sinon elle doit se verbaliser, (ou « verbalifier », au sens de « prendre la forme verbe », ex. le nom « fleur » engendrant le verbe « fleurer »), de même que le verbe devra se nominaliser (formes : infinitif, participe). Je ne veux pas m’étendre sur cet aspect aride de questions difficiles à aborder en se passant du vocabulaire technique du linguiste. Précisément, le livre de François Jullien propose une réflexion nettement plus limpide que seulement technique, alimentée par une double compétence, en grec comme en chinois, complétée évidemment de l’allemand indispensable à tout philosophe sérieux. Mais si j’évoque ce livre avec admiration, c’est aussi que pour la réflexion sur la poésie, ce qu’il éclaire est fécond, car précisément la relation et l’écart entre la pensée Européenne et l’Extrême-Orientale, sont de la même nature que ce qui existe entre un texte poétique et, mettons, une prose informative de journal. Méditer sur les apports de ce livre essentiel, c’est aussi méditer et approfondir notre idée du poétique. Et notre manière de le vivre. Ce qui, de mon point de vue, n’est jamais un luxe !

                                                                                     ©Xavier Bordes (05/2019)