Une chronique de Marc Wetzel

Anka ŽAGAR – Murmure de la matière – traduit du croate par Martina Kramer, l’Ollave, décembre 2018, 64p., 13€
On ouvre ce recueil pour son titre (« Murmure de la matière »!), et la poétesse croate (née en 1952) qu’on y découvre – farouche et peu saisissable, mais si incisive et profonde ! – touche et instruit.

Ce murmure de la matière (poème éponyme pages 30-33) restitue parfaitement ce qu’on en attend : l’immense, indistincte et collective expression de la présence des choses. Anka Žagar rend constamment cette sorte d’entrelacement grondant qui fait le tissu du réel, ce ronron fonctionnel d’êtres partout tenus les uns par les autres, d’une solidarité souvent peu voulue, et d’une remarquable ambiguïté globale. Flux à la fois léger et confus, discret et récriminant (un devenir qui proteste à bas-bruit, l’universalité tâcheronne d’une matière qui noue et dénoue tout ce qui arrive), qu’une sorte de lucidité enchantée, propre à cette auteur, intercepte pour nous.
Murmure du vent par les interstices mêmes de feuillage qu’il fait vibrer :
« il suffit qu’un vide entre les branches
enchevêtrées se mette à chanter
juste un peu
et l’amour maigrelet sur le champ
commence à écrire à cent kilomètres à l’heure
et la frondaison devient pétillante
alhambra en résonance … » (p. 38)
Murmure du sol par les jeux d’ondes du saute-mouton spatial et temporel de ses archives toujours rebrassées, de ses plaques en maturation indéfinie, de ses creux et pointes identiquement enfouis :
« des sédiments de vie entassés
des amphores coulées
scellées par des regards tranchants
si tu les déterres, si tu les ouvres
tu peux te couper sur ton propre regard
comme l’Inde s’est enfoncée dans l’Asie
et a repoussé les monts dans l’Himalaya
dans la puberté éternelle de la croûte terrestre
il n’y a pas de tunnel nous sommes dedans » (p. 41)
Murmure des conditions générales et dynamiques de toute présence, qui, parce que toute forme naît par chevauchement et organise son sursis par lest et décharge, font de toute consistance (chèrement) acquise un « relief sacré » (même celle d’un cœur d’artichaut!) :
« la solitude est
éloignée d’elle-même aussi pour ne claironner
toutes sortes d’intimités dans le poème
oh comme elle crie
le cœur de ton univers vieillit rapidement
plus les artichauts sont vieux
plus leur foin occupe grand espace dans le cœur
et pousse encore » (p. 32)
La raison pour laquelle la poésie est, parmi les arts, le plus fidèle témoin de cet assidu et plaintif enchevêtrement du réel, est éclairée ainsi : la parole humaine, en rebattant indéfiniment les signes sonores et écrits des choses, déplace tout d’elles, les relie et délie comme elle l’entend, dissocie et recompose à loisir les ingrédients de toute présence donnée. Un délire verbal par nature pulvérise et conglomère, convoque et congédie, incise et gomme tout ce qui est à portée d’esprit, capable d’avalanches domestiques, soutirant les confidences de l’infiniment moyen …
« le silence des places
la chose taiseuse autour d’elle
je pousse la neige à travers la pièce
à qui est-elle, comment savoir, je ne sais pas
les mots ont dépassé les bornes … » (p. 35)
C’est là que la poésie vient refaire monde, sauver l’imagination verbale du chaos qu’elle induit. Elle incarne, suggère mystérieusement Anka Žagar, la permanence des lignes de la paume sur la main par ailleurs indéfiniment agitée du sens :
« dieu s’est assis dans mes paumes
dans chaque pli, dans la ligne de vie
pendant que je pousse la neige d’autrui à travers la pièce » (id.)
Comment y parvient-elle ? Elle sait, en tout cas, entrer là où la prose (même infailliblement libre) du langage ne peut accéder : « avant soi » (p. 13), dans les situations où « la montagne s’en va » (p. 14), là « où allait la pluie » (p. 25), là où « la mer flotte toute seule » (p.44), en sachant « écouter » les pensées mêmes « disparaître de la tête » (p.28), mais écouter aussi bien, « au jardin botanique, pousser les plantes » (p. 45), et surtout en pénétrant ce qui, sans elle, demeurerait pour la parole sa muette préhistoire :
« quand la parole était enfant
elle allait comme la pluie quand elle était
quand dieu était enfant (…)
quand la parole était enfant
elle allait non-écrite
je l’ai flairée
comme un jeune chien » (p. 25)
Comme Nikola Šop, Vanda Mikšić, Slavko Mihalić, Sibila Petlevski, Marija Čudina (magnifiques voix croates récentes ou contemporaines – découvertes grâce à la collection dédiée de l’Ollave, animée par Jean de Breyne), Anka Žagar bouleverse, par l’insistante et énigmatique armada
« … de petits traits que toute seule
de son pouls elle découpait » (p. 50)
Et par la belle traduction de Martina Kramer, le murmure pour nous d’une insaisissable langue fait ce délicat, mais cruel, bruit de pensée (p. 57) :
« comme un chirurgien qui opère les tumeurs
toute la vie une seule et même tumeur
jusqu’à ce qu’au tout dernier patient
le tournesol ne s’éteigne dans la tête »
©Marc Wetzel