Une chronique de Xavier Bordes

François CHENG – Enfin le royaume – quatrains – (Coll. Poésie/Gallimard NRF)
Avec un laconisme tout oriental, François Cheng, notre académicien venu de Chine, nous offre un recueil de ses quatrains, nourris d’un arrière-plan de sagesse où l’on détecte volontiers quelques traits taoïstes, d’autres confucianistes, associés à une culture issue en particulier des sentences de moralistes français. Cette fusion conduit à des formules d’une efficace simplicité. On les lira avec le plaisir que produit leur profondeur intuitive, leur force évocatrice, leur point de vue spécifique sur le vécu de l’auteur. Point de vue qui par son recul, sa réflexion incessante et surplombante sur ce qu’est vivre, prend un relief universel.
On ne saurait accueillir avec indifférence cette sorte de « haikai » :
Le centre est là
Où se révèle
Un Oeil qui voit
Un Coeur qui bat
De ce centre la rêverie du poète s’élance à travers l’espace tout à fait comme sont réputés voler les Immortels taoïstes :
Suivre les poissons, suivre les oiseaux.
Envies-tu leur sort ? Suis-les jusqu’au bout,
Jusqu’à te muer en bleu originel,
Terreau du désir même de nage, de vol.
Enfin, voici l’auto-injonction implicite qui constitue la toile de fond pensive de tous ces quatrains qui dans les dernières de ces quelques deux cent onze pages dévoile toute son altitude morale et sa noblesse essentielle :
Ne te mens plus ni ne te
Lamentes. L’heure est venue
De faire face, peu te chaut
L’extase ou le désastre
Pour finir, à la dernière page, par un splendide « Envoi » formulé avec une généreuse lucidité, et la magnifique éthique d’un poète dans toute sa grandeur :
Ne quémande rien. N’attends pas
D’être un jour payé de retour.
Ce que tu donnes trace une voie
Menant plus loin que tes pas.
Ces quatrains au quotidien, lus au hasard du livre, sont une richesse pour chacun, une forme exemplaire de la conscience d’être au monde, et j’ai admiré l’humilité insolente du quatrain de la page 95, que je ne déflorerai pas ici, pour aiguillonner la curiosité. Ce livre peut offrir un beau compagnonnage, en ce qu’il est « poéthique », indissolublement associant la sensibilité du poétique, avec l’intelligence de l’éthique, ce qui lui garantit le mérite d’une relecture inusable, infinie.
© Xavier Bordes – Fév. 2019