Daniel ARNAUT – Les choses que l’on ne dit pas, suivi de Commander et mentir – postface de Laurent Demoulin – Espace Nord, 2016

Chronique de Marc Wetzel

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Daniel ARNAUT – Les choses que l’on ne dit pas, suivi de Commander et mentir – postface de Laurent Demoulin – Espace Nord, 2016


Deux récits composent cet ouvrage ;

l’un, déjà publié en 2006, expose les circonstances de la mort du père (ouvrier d’usine) du narrateur (universitaire), père qu’une phase terminale par principe peu négociable mène, à l’hôpital, à un effondrement délirant poétiquement restitué ;

l’autre, inédit, écrit très récemment, décrit les dernières années professionnelles de ce même père, devenu sur le tard contremaître d’aciérie, dans une promotion mal vécue, et pour tout dire indésirable, dans une ambiance tragi-comique de séminaire de formation (mené par des psycho-sociologues d’une rare verve entrepreneuriale, et raconté de seconde main par le même fils narrateur).

Le personnage (visiblement non-fictif) de ce père est le commun cœur de ces deux récits rédigés en vers libres, mais témoignant d’une rigueur de composition, d’une netteté de formulation et d’une densité d’évocation, qu’on rencontre rarement dans les plus fortes proses.

Une postface d’une quinzaine de pages (rédigée par « Laurent Demoulin »), d’une troublante pertinence, ressaisit, avec une empathique et éclairante habileté, la subtile et formidable humanité de l’ouvrage, se terminant (p. 188) par ce jugement sans appel (que je ne pourrais que paraphraser si j’omettais de le citer) :

« … Ainsi père et fils trouvent-ils tous deux un terrain d’entente inespéré. Ainsi, à l’inversion banale qui veut que la maladie du père vieillissant mette le fils en position de père du père, se superpose ici une autre inversion : le personnage le plus littéraire n’est pas celui qui lit Klossowski mais l’ancien ouvrier en proie au délire verbal. Et ce sont les mots du père qui ont permis à Daniel Arnaut, cet écrivain acharné et insatisfait, cet infatigable travailleur de l’écriture, de publier, avec Les choses que l’on ne dit pas, un premier livre, sublime, lucide, grave, riche de poésie, de justesse et d’émotions ».

Pour commencer, par respect de la chronologie de vie du personnage paternel, par Commander et mentir (titre qui dit tout), le récit indique, avec une « infatigable » intelligence, en effet, comment une tardive ascension professionnelle ne peut ni ne doit singer – ou remplacer – une ascension sociale dénuée de sens. Le père ouvrier, simple « brigadier » d’usine, se voit proposer une tâche de contremaître qui, loin de conforter son image de lui-même, va ruiner son usage de lui-même. Car, souligne admirablement le texte, trois contreparties au moins de cette tardive reconnaissance sont fatales :

d’abord, tout contremaître est un dirigeant aux ordres (p. 120), c’est

à dire doit mener des hommes sous des conditions qu’il ne choisit pas. Or « Georges » n’aime pas commander, c’est à dire se faire obéir d’autre chose que des choses, et ses subordonnés (dont il était longtemps l’égal) le sentent :

« or les hommes n’aiment pas être commandés par quelqu’un qui n’aime pas commander » (p. 118)

mais il n’aime pas non plus devoir rendre des comptes, non plus sur ce qu’il fait (il ne s’y déroberait pas), mais sur ce qu’il fait faire (sur une gestion d’autrui qu’il vit en lui-même comme une activité étrangère). Daniel Arnaut le montre : un chef qui doute n’est plus un chef puisqu’il confronte au doute (c’est comme s’il faisait savoir que lui obéir ne va pas de soi …).

Ensuite, – et l’épisode terrible du jeu de rôles impossible lors du séminaire probatoire l’avère – toute maîtrise d’autrui suppose le dédoublement aisé (il faut, pour commander efficacement, feindre de ne pas comprendre ce que le corps du subordonné paye de nous obéir); et ce dédoublement de conscience, dit décisivement Daniel Arnaut, est un luxe de nanti, une contorsion de meneur, de riche (qui doit faire fructifier plus qu’il n’a) et de puissant (qui doit contrôler plus qu’il n’est) :

« or s’il y a avait une chose dont mon père était bien incapable, comme la plupart des gens de son milieu, c’était celle-là, il ne possédait pas cette aptitude à se dédoubler, à tenir un double langage, à devenir un autre que lui-même, ou pis encore à faire semblant d’être un autre tout en restant lui-même, fût-ce de façon tout à fait temporaire » (p. 163)

Le paragraphe qui suit l’illustre : « dans les milieux aisés la duplicité est une chose que l’on apprend pour ainsi dire en naissant, une compétence que plus tard les garçons mettront à profit dans l’exécution des tâches directoriales, et les filles dans la supervision des tâches domestiques et la perpétuation des rituels sociaux, ce que des personnes de milieu modeste ne sont pas amenées à faire, n’ayant pas de patrimoine à gérer, ni de personnel à commander ».

Enfin, et c’est le titre du récit, le père sent qu’on ne pourrait d’aucune manière commander sans mentir (ce qui lui fait irréductiblement préférer la sincérité au pouvoir) parce que si l’on peut obéir sans respecter (une loyauté extérieure, fonctionnelle, y suffit – et Georges s’y est employé toute sa vie), on ne peut à l’inverse pas commander sans se faire respecter, c’est à dire sans faire prévaloir l’importance sur l’élégance. Car le rustre ouvrier est un bouleversant praticien de l’élégance, de la délicatesse morale, c’est à dire d’une sorte de bon goût dans l’interhumanité, qui est l’art de supporter le malheur en ne le relayant pas. L’élégance qui (montre partout ce texte) est le vrai contraire, non de la seule mesquinerie, mais de la vulgarité vraie : et cette modeste sainteté du « type bien » (ne pas retourner sa finitude contre autrui, mettre toute l’intelligence disponible au service de la

sensibilité, ne pas suspendre le prochain à ses travers ni le crocheter à ses aléas, mais aussi lui épargner toute peine d’aller nous chercher ailleurs que là où nous sommes !), voilà ce que commander périme. D’où, au seuil d’un « séminaire », qui ne lui accordera pourtant que la trente-sixième clé du Pouvoir, une soudaine et indignée crise de larmes comme on en lit peu (p. 103-4) :

« je me rappelle l’avoir vu un jour affalé à la table de la salle à manger, en train de sangloter la tête enfouie dans ses bras, ma mère debout ou assise à côté de lui, la joue contre la sienne, lui enlaçant l’épaule, tentant de lui remonter le moral, pleurant elle-même de le voir aussi désemparé, l’implorant d’une voix brisée par l’angoisse, suite à quelque chose qu’il venait de dire et que je n’avais pas entendu, mais qu’il n’était pas difficile de deviner, non chéri, ne fais pas ça, je t’en supplie, qu’est-ce qu’on va devenir (…)

il aurait pu aller dans la pièce donnant sur la rue qui servait de bureau, et qui à ce moment était vide, il aurait pu aller se coucher dans sa chambre ou faire un tour au jardin,

mais peut-être ne s’attendait-il pas lui-même à avoir une telle réaction, peut-être le désespoir lui était-il tombé dessus si soudainement qu’il en avait eu les jambes coupées, il y a des moments où il nous est impossible de réprimer nos larmes et où nous n’avons d’autre recours que d’attendre qu’elles se tarissent … »

Toute la description, anodine et terrifiante, du cours même de ce séminaire (vécu comme perverse formation, et clos en salutaire syncope) est magnifique : animateurs sans anima, jouant virtuosement de l’imperfection d’autrui, comme suite à une intervention jugée attentiste et « décalée » du père,

« le psychologue leva la main avec un petit sourire ironique, il dit qu’il n’était pas obligé de raconter sa vie, puis lui demanda s’il avait oublié son cerveau à la maison, ce qui fit s’esclaffer tout le monde, surtout les psychologues à vrai dire, puis lui demanda s’il allait encore les faire attendre longtemps …» (p. 152)

ou cette remarque d’une impudente perspicacité commentant le port à l’envers de sa « nominette » par l’embarrassé et maladroit Georges,

« … lorsque arriva le tour de mon père, l’animatrice lui fit remarquer qu’il ne portait pas de badge, il l’épingla à son polo, mais par distraction le mit tête-bêche, ce que la psychologue ne manqua pas de relever,

elle lui demanda s’il se trouvait important au point qu’il voulait être le seul à pouvoir lire son nom, alors qu’il était précisément le seul qui n’avait pas besoin de le lire … » (p. 142).

Le prométhéisme de carnaval – le transhumanisme de salon ! – de ce training psycho-social est admirablement rendu et jugé :

« c’était un peu, toutes proportions gardées, comme ce sinistre docteur Mengele, qui pratiquait des expériences sur des individus

parfaitement sains, leur inoculait les germes de maladies mortelles ou leur brûlait la peau avec des produits corrosifs ou leur implantait des électrodes dans le cerveau, juste pour voir quels effets cela allait produire sur ces malheureux,

en somme, une méthode scientifique mais à l’envers, on ne partait pas d’une hypothèse pour tenter de la vérifier par les faits, on procédait à des manipulations au petit bonheur la chance, dans l’espoir d’en tirer des observations à caractère général, ce séminaire était en réalité une torture dissimulée sous les apparences de la civilité » (p. 143)

La même sobre et déconcertante exigence de juste intégrité hante le premier récit (celui de l’agonie du père), récit s’il est possible plus délicat et profond encore, dans lequel la formule d’humanité (non bien sûr comme vie de l’espèce mais comme vertu suffisant à sa survie) est exemplairement restituée, et déclinée comme mélange sobre et dynamique d’aménité, de douceur, de décence et de compréhension. Je n’ai tout simplement pas la place ici de présenter, même sommairement, ces « Choses qu’on ne dit pas », récit dont le postfacier L. Demoulin dit d’ailleurs fortement (p. 187), qu’il est bien plutôt « le récit des choses que l’on peut enfin dire, quand s’achève le règne du commandement et du mensonge ». Et, pour le dire franchement, je suis comme soulagé de n’avoir pas à commenter ce texte prodigieux, à la fois lumineux comme du Bobin, incisif comme du Krebs, jubilatoire comme du Delerm, mais pourtant parfaitement singulier, et qui me paraît être une réussite extraordinaire. Je renvoie donc ici à la lecture renversante, cruciale, auto-suffisante, de ce texte au phrasé merveilleux, dont j’extrais seulement, sans précaution ni ordre, trois passages :

« docteur lance mon père

il y a des problèmes dans votre maison

moi je voudrais bien savoir

ce qu’on fait avec les problèmes

quel genre de problèmes

demande le médecin

et lui d’expliquer

des problèmes

il y en a deux sortes

il y a des problèmes qui montent

et il y a des problèmes qui descendent

moi je suis dans les problèmes qui descendent

mais non il n’y a pas de problème

dit le médecin d’un ton rassurant

en reposant machinalement le graphique

avec les courbes de température

et si jamais il y en avait un

ne vous en faites pas

on est là pour s’en occuper

quel crétin

murmure mon père

comme se parlant à lui-même

une fois qu’il a quitté la chambre

nous voici de nouveau seuls

je l’observe qui l’examine avec soin

l’image pieuse que l’aumônier lui a remise

en partant et au dos de laquelle figurent

une prière et quelques pensées

vaguement consolatrices

il la gratte avec l’ongle la retourne

d’un air perplexe entre ses doigts

comme s’il cherchait à faire

apparaître une autre image

une scène secrète qui se tiendrait

tapie dans la profondeur illusoire

dissimulée dans les courbes du dessin

comme la maladie dans les replis de son corps

et qu’il s’agirait de révéler au grand jour » (p. 45-6)

« il y a aussi la sentinelle

celle qu’on aperçoit par la fenêtre

fils la sentinelle la vois-tu

la sentinelle où cela une sentinelle

là-bas regarde près de l’arbre

oui l’arbre je le vois

mais je ne vois pas la sentinelle

ça ne fait rien fils

ça ne fait rien

moi non plus je ne la vois pas » (p. 37)

« me regarde et dit

fils nous sommes foudroyés

invective son ombre

trébuche sur son ombre

fait refluer son ombre

jusqu’au fond de la prison

où se tiennent les ombres assemblées

comme si je pouvais

comme si quelqu’un

avait jamais pu

nous sommes foudroyés

parler à la foudre

comme si l’on pouvait

s’arranger avec la foudre

demander des comptes à la foudre

me dit mon gars

tu as bien fait de venir

il était temps

il était grand temps

ce furent là ses ultimes paroles

compréhensibles

après quoi

il n’y eut plus

qu’une bouillie de sons

puis le silence » (p. 72-3)

Je crois qu’on n’a jamais ainsi décrit le goulot d’étranglement qu’est mourir, et que peu d’œuvres littéraires illustrent comme celle-ci combien créer est tirer un être par son ombre, et savoir … le faire venir. Daniel Arnaut nous fait purement et simplement rencontrer la vérité de notre condition comme, dans le texte, (p. 83-86) il croise, à la cuisine, plus tard, le fantôme prosaïquement assis de son père. Et, tout aussi purement et simplement, ce génial fils (parce que génial narrateur, et génial auteur !) s’assied en face du spectre, et là :

« un coude appuyé sur la table

et l’autre au dossier de la chaise

il sirote une tasse de café froid

dans lequel il plonge un sucre

qu’il suce et laisse fondre

sur le bout de la langue (…)

brusquement je n’en peux plus

je me mets à pleurer

je lui dis que ça ne va pas

je tends ma main dans sa direction

dans l’espoir qu’il la prendra

dans la sienne il hésite un instant

et gauchement il la saisit

avec réserve

non avec réticence

mais avec réserve

j’y pose mon front

et j’éclate en sanglots » (p. 85)

Mon maître Marcel Conche écrit quelque part : « La mort n’est rien si l’on aime ce qui vient après soi ». Daniel Arnaut exactement, avec ce portrait d’un père qui ne désespère que de lui-même, nous apprend comment faire.

© Marc Wetzel