Jacques BASSE – Hommage à eux – Mondial Livre, 2016, préface de Jean-Claude Tardif

Chronique de Marc Wetzel

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Jacques BASSE – Hommage à eux – Mondial Livre, 2016, préface de Jean-Claude Tardif

(Quatre-vingt quinze visages de poésie)


On découvre ici, peut-être, le monde de Jacques Basse (peintre et poète nîmois, né en 1934) et voilà deux surprises : d’abord, il n’y a ici ni choses ni événements, seulement des personnes. Et puis, son monde n’a rien de lui, il n’est littéralement fait que des autres. C’est exclusivement une galerie de personnes, et un pays d’autres. Pourquoi ?

D’abord, ces gens, à l’évidence, sont réunis par une commune admiration. Basse admire beaucoup, et comme méticuleusement : c’est que, sans une intense estime pour certains êtres humains, on ne peut guère, en soi-même, rejeter la tentation de l’inhumain, ni compenser le mortel mépris que nous inspirent leurs petits camarades de vie – mépris qui, livré à lui-même, tuerait bientôt toute confiance en l’humanité du prochain, comme dans le suivi de la sienne propre. C’est ainsi : seule la grandeur de volonté ou d’intelligence de certains êtres par nous rencontrés (dans la rue aux livres ou dans le livre des rues) nous sauve de la si commode et immunisante petitesse. Pour lutter contre les deux ennemis simultanés de tout destin (la monstrueuse imagination, et la monstrueuse absence d’imagination), un carnet de visages de gens exemplaires peut suffire. Bien sûr, pour nous humaniser, dirait Hans Jonas, nourrir, bercer et secourir des bébés peut suffire : leur absolue faiblesse sollicite spontanément le meilleur de nous-mêmes, et nous fera nous occuper de leur protection. Mais ce qu’aucune armée de nourrissons ne peut pourtant déclencher en nous, induire, c’est le souci de protéger ce meilleur de nous-mêmes. Seule l’admiration (qui ne peut aller aux bébés, dont toute grandeur reste à venir) le peut. Jacques Basse s’y emploie.

Comme l’indique le titre de ce livre, l’admiration est ici hommage rendu. Le mot est fort, il engage presque dangereusement : loin des hommages que présente distraitement politesse ou courtoisie, les hommages que rend le travail de portraiturer et de saluer autrui retrouvent leur teneur première, médiévale, martiale, périlleusement exigeante, d’égards du vassal, d’obéissances d’esprit d’un homme à un autre, de soumissions-liges à un seigneur d’existence, à un maître psycho-social d’humanité. Pareille fidélité ne badine pas, telle loyauté ne s’économise pas, semblable dévouement se veut sans excuse en ne s’abritant derrière aucune. Mais l’hommage rendu l’est ici non à des visages (comme ferait un bréviaire de mode), mais à des êtres par leurs visages, et ce choix surprend. Bien sûr, les visages de poète et penseur ont une meilleure expressivité que n’auraient leurs nuques, coudes, nombrils ou talons, mais pourquoi célébrer à leurs visages des gens qui n’ont pas à plaire, qui n’ont pas à être beaux, qui ne sont en rien tenus d’être avantageusement visibles ?

La réponse est bien sûr que l’on veut pouvoir lire sur les faces ce que leurs

incessants efforts d’inspiration et grâces de formulations y ont marqué, y ont apprêté et changé. Le visage est cette seule surface où s’inscrit d’un être sa profondeur assimilée, et nous fait en quelque sorte voir ce qu’il a su voir. Etymologiquement (vis, videre), le visage désigne comme l’immédiat champ visuel d’un être pensant, son masque naturel (inné, et acquis) d’être regardant. Comme le suggérait Borges lui-même, l’aveugle a bien figure, partie antérieure de tête, et même bouille, mais non plus visage à proprement parler, si celui-ci requiert que la face y résulte de son travail régulier de voir, et trahisse comme la devanture vivante d’un accueil de monde, la vitrine en peau d’une présence attentive. Jacques Basse célèbre ainsi ses modèles à leur masque d’observateur. Comme on le devine aux visages ici montrés de Pierre Oster, de Werner Lambersy ou de Philippe Jaccottet, sa justesse même de lecture est ce qui est le plus intensément lisible d’un visage, ou, pour le dire plus radicalement : ce qu’il aura visiblement su tenir pour parfait, voilà qui fait l’excellence expressive d’un visage. On peut dire que notre auteur saisit prodigieusement cela, et le restitue très remarquablement, très contagieusement, très virtuosement, et d’abord : très utilement. Rien ne vaut en effet le spectacle de visages ayant affronté la profondeur pour rappeler à tout loisir notre devoir d’elle.

On sera surpris que ces portraits aient exclusivement pour supports des photographies ; des clichés, de plus, pris par d’autres, étrangers au dessinateur, et souvent indifférents au modèle même. Basse dessine des gens exemplaires, à l’intériorité rare, toujours et seulement sur photos anodines, et d’extériorité routinière. Pourquoi ? C’est franchement mystérieux : le support de chaque œuvre est ici un portrait d’abord fait, comme si Jacques voulait commenter une visibilité déjà objective. Il est peut être bien fétichiste de clichés, mais il ne peut par définition être voyeur de présences : se passant délibérément de tous modèles vivants, il nous certifie qu’en tout cas ces gens portraiturés par lui n’ont jamais eu à soutenir son regard. Ce n’est de toute façon pas devant lui que leurs originaux se sont exhibés, s’ils l’ont fait, voilà la drôle de garantie d’impartialité ontologique fournie par l’auteur de ces portraits : littéralement, le narcissisme de ces individus ne l’a pas regardé ! Ainsi peut-être seul le réel de leurs images le regarde.

Enfin, ce manieur d’images de visages, aux dons extravagants, est quelqu’un qui écrit ici des poésies, des sonnets d’accompagnement. Leur contenu, on verra, surprend aussi beaucoup. Jacques Basse* n’y commente jamais son œuvre propre ; il ne prend pas du tout en compte, chez l’être qu’il célèbre, ce qu’il en aura dévisagé, prélevé, fait ressortir. Il n’en extrait que la vérité qu’il lui présume. Il ne juge de chacun que la vie qu’il est. Hommage à cet anti-caricaturiste des âmes !

Et bienvenue, décidément, à cette baroque armée de doux extra-lucides !

©Marc Wetzel


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Jacques Basse

* http://www.jacques-basse.net (On découvrira sur ce site très complet d’autres centaines de portraits de poètes, mais aussi de savants, philosophes et divers gens d’art et de pensée, portraits cette fois commentés par leurs modèles mêmes, et réalisés par notre prodigue virtuose)