Chronique de Marc Wetzel

Marc Dujardin
Marc DUGARDIN – Lettre en abyme – Rougerie, 2016
Pourquoi « Lettre en abyme » ? Parce qu’il s’agit d’une lettre à propos d’une autre lettre, ou plus précisément, comme on va le voir, d’une lettre qu’on a failli ne pas pouvoir écrire à propos d’une lettre qu’on aurait presque pu écrire. Clarifions.
Voici : le poète Marc Dugardin découvre la « Lettre à ma mère » (Carta a mi madre – 1989) du poète argentin Juan Gelman, dans laquelle celui-ci s’adresse à sa mère, Paulina Burichson (qui vient de mourir), Ukrainienne échappée, jadis, des pogroms d’Odessa et réfugiée, à Buenos-Aires (gagner les antipodes pour distance minimale de sécurité !) pour l’y mettre au monde en 1930. Cette lettre est célèbre, âpre, ambivalente – comme une douceur exaspérée – et saugrenue – comme un feu d’artifice sombre : face au mutisme hargneux de sa malheureuse génitrice, Juan Gelman y digère « la rage et la tristesse » qu’il en aura « mangé », met les pas de ses « peines » dans ceux de celles de Paulina, et surtout lui et se demande comment sa naissance d’elle l’aura fait naître à lui-même comme écrivain.
Marc Dugardin, donc, lit cela, y voit l’analogue du destin contrarié de sa propre mère (Christiane, maladive, orpheline, fiancée fragile, lourdement blessée dans un bombardement allié de 1943 sur Bruxelles, folle de, avec et comme Schumann, préférant le tango à la cuisine, et forêt et paysages de montagne … à elle-même !), s’en bouleverse, y retrouve les heurts de sa propre genèse, l’amour qui s’est rendu impossible, pense distinguer dans ce nœud de cris quelque chose de la source de son chant. L’identification entre fils va d’emblée si loin que Dugardin sent le récit de cette complainte s’enchâsser dans le sien, se mettre en place l’emboîtement physique des citations (le recueil reproduit d’ailleurs, le saisissant manuscrit de pages de Gelman annotées directement, in vivo, par Dugardin) se creuser comme un gouffre l’insertion d’un appel manqué dans un autre, « s’incruster » littéralement Christiane chez Paulina – qu’elle n’a pourtant bien sûr jamais connue.
C’est que la maternité est le premier abyme. Abyme, c’est fractale vivante et consciente, c’est répéter en écho fermé l’écu au centre de l’écu. Et comme une cellule déjà contient en son noyau son code même de formation en amont, de déploiement en aval, le port mammalien de l’enfant fait de tout ventre enceint un blason qui blasonne (au creux d’elle, toute mère loge et fait se développer comme la miniature de 50% d’elle-même). Mais écrire en retour à sa mère (et tout écrivain est par principe un bavard par correspondance !), c’est alors, lui dit Marc Dugardin,
« te délivrer une seconde fois
parce que je voudrais te rendre
à ton propre accouchement
parce que j’aime en toi celle
que ta vie n’a pas pu mettre au monde » (p. 40)
… car comme il le dit un peu plus tôt (p. 24), si nettement, à propos de l’indivision native :
« A croire que vous écrire
reviendrait à se blottir
tout contre vous
tout en vous
comme lui, comme au temps
où il n’y avait que vous »
Indivision native de la mère et de son fœtus, qui est aussi l’invisible correspondance. En espagnol, je ne sais pas, mais le terme français de « correspondance » dit étonnamment à la fois la missive (l’échange de courrier) et la concordance (l’entre-résonance d’éléments, l’interférence symbolique) – mais on peut y ajouter l’idée du correspondant de presse, du journaliste qui renseigne par lettres sur l’étranger où il séjourne. L’écrivain en général, le poète en particulier, renseigne ainsi sa mère sur le monde où elle a expulsé quelque chose d’elle, et, comme chez Gelman, documente l’exil historico-collectif par l’exil biologico-personnel dont a surgi son individualité. Naître, n’est-ce pas, comme deux convois synchros, avoir sa « correspondance » dans le tunnel premier d’un corps y engageant l’autre ? Quelle plus abyssale concordance de destins qu’une série de contractions ? Et qu’est-ce que la poésie, sinon un langage aux ordres de ses propres contractions ?
Ainsi s’illustre peut-être cet admirable passage :
« Si je vous écris des poèmes
c‘est à cause de ce rythme
plus fort que moi
comme la mémoire d’un abandon
que peut-être je n’ai jamais connu
Il se peut que ce soit d’une
asphyxie dont je me souvienne
C’est de ne plus avoir peur
qu’inlassablement
nous murmurons la prière » (p. 62)
Pour le dire un peu prosaïquement, que l’asphyxie natale vienne (que le cordon voyageur en vienne à étrangler son colis, comme sa laisse le chiot incontrôlable) atteste que la fractale de l’incarnation ne franchit ni gratis ni indemne les échelles de l’être : le redimensionnement réel de l’humanité successive est à la peine, ou n’est pas ! L’abîme créateur sera logiquement aussi risqué que le procréateur.
Même s’il a fondement en quelque sorte obstétrique, l’abîme reste spécifiquement poupée russe de la conscience. Car l’homme seul a conscience d’être né, seul il devine un gouffre en arrière de sa propre présence, inconnu d’elle, mais qui, lui, l’a (neuf mois durant) en quelque sorte connue.
Dugardin reprend, et approfondit encore, l’intuition de Gelman, que l’inspiration qui porte l’écrivain est d’abord une mémoire d’avoir été porté. Mais, pour parler franchement, l’enfantement le plus décisif est encore à venir : si les mères des écrivains accouchent de leurs talents, leurs génies s’entre-accouchent. Jacques Ancet, dans sa sobre préface, parle très bien, pour le rapport de l’enfant à la mère, du « lien primordial sans lequel vivre est un déchirement infini » (p. 8) ; mais sans le rapport de généreuse admiration entre écrivains s’inspirant les uns les autres, c’est penser qui serait un tel déchirement. L’homme pense, c’est à dire se représente le possible, la condition, le passé, l’incertain, l’horizon (toutes choses en définitive absentes !) parce qu’il doit quelque chose à l’absence. Mais pour se faire ainsi servant du terrible fondement invisible, il faut vouloir en accompagner d’autres, comme tremble ici Marc Dugardin en hommage au tremblement de vie de Juan Gelman, et en abyssale phase avec lui (même s’il lui a brièvement serré la main à Mexico, en 2006). Seul l’homme pense, mais il ne le peut pas seul. Finissons par l’extraordinaire début de ce livre.
« Je vous écris, Juan Gelman
une lettre à laquelle vous ne répondrez pas
une lettre que vous ne recevrez pas
Je vous écris à titre posthume
Je vous écris
Je dois vous écrire
Vous êtes absent à jamais
Votre mère aussi
Et la mienne
Mais
comme vous avez su les rendre présentes
les mères absentes !
C’est pour ça que j’écris
pour l’enfantement qu’elles furent
pour l’enfantementque nous sommes
leur écrivant » (p. 13)