Chronique de Marc Wetzel
Slavko MIHALIĆ – Le jardin aux pommes noires – (Poèmes choisis) L’Ollave 2015 (traduction de Vanda Mikŝić)
Jean de Breyne me fait découvrir un poète (1928-2007) croate, et tout, dans ce recueil, m’enchante, m’intrigue, me convoque, m’ébranle le cœur. Pourquoi ?
D’abord parce que Slavko Mihalić sait admirablement décrire, sur soi, l’inconscient endimanché qu’est l’inspiration poétique,
« Je voudrais savoir d’où
vient ce vide, qui
me transforme en lac transparent, dont
on voit le fond, sans poissons. (…)
Je marche dans les rues, la tête basse
tel un autre lac, sombre surtout, et
vénéneux ; et ne parlons plus de ces
créatures hideuses rampant au fond, qui
à présent me rendent puant à moi-même » (p. 7)
Puis, il est un rigoureux familier de l’innommable, qui sait parfaitement dans quels endroits les fantômes seuls ouvrent la voie,
« Depuis trois jours une colline gît effondrée sans que personne
ait la force de s’en approcher.
Je serai le seul à fouiller ses plaies, avec mes doigts
effilés, afin de tomber malade (…)
Ouvrez-vous, vides absolus ; je dis vides, car
je n’ai pas de mots pour les choses sans nom,
et les choses sans nom doivent être présentes dans
des beuveries précédant les funérailles,
car là où elles règnent, nous trouverons
un apaisement parfait,
nous qui renonçons, nous qui renonçons car
nous reconnaissons votre courage » (p. 9)
Il décrit comme personne les punitions et rédemptions historiques du travail (du temps, – 1956 – où le poète était yougoslave, et ne pouvait se payer que très allusivement la tête de Tito), dans la maestria collectiviste,
« Et quand cette fuite accidentelle m’est arrivée,
j’ai dû revenir, comme le criminel qui tourne
en rond ;
le fait d’approcher au pas mesuré,
n’a pu qu’accroître ma défaite.
Je dis bien défaite, mais c’était comme si eux
m’avaient envoyé quelque part,
et le fait de revenir était le signe du travail
bien accompli.
Un type seulement vidait sa gourde un peu trop vite,
puis me la tendit.
Chaque goutte me plantait plus profondément
dans la terre.
Déjà mes mains saisissaient la manche d’une faux.
Et quand les femmes sont arrivées avec des paniers,
je mangeais plus que les autres » (p. 13)
Il pose mieux que nous l’unique question de l’amour : « Mourir à soi, oui, mais en compagnie de qui ? », ainsi :
« Devrais-je être désolé d’abandonner ma
tombe
Je n’y peux rien si quelqu’un s’y sent
bien
Viens, ne traîne pas, mon amour
Au diable les valises – sans doute sont-elles
contaminées déjà
Mais on ne prendra pas la route – il pourrait y avoir
des embuscades
On prendra la voie des airs – parmi
les étoiles » (p. 15)
Slavko Mihalić sait faire dire à et par la nature le secret pour nous perdu de l’emprise limitée
« Parfois il lui semble, outre deux bras,
posséder deux ailes.
Mais il ne volera pas : il sait bien, il suffit de
sentir,
comme la mer qui sent sa puissance, mais
ne réaménage pas pour autant la terre ferme » (p. 19)
Il décrit méticuleusement le réel dernier repas de toute vie, l’inévitable Cène du pauvre, du commun des mortels,
« Nous sommes les seuls à savoir que la dernière fois
on n’était pas tous à table. (…)
Un à un, nous écartions les chaises,
sourds dans notre file terrifiante.
On savait trop bien ce qui attendait chacun de nous
juste derrière la porte.
On partait, muets, sans serrer de mains,
sans adieux.
Un jour, d’autres sauront mieux agrémenter tout cela
à notre place » (p. 25)
Il décrit aussi le plus commun dénominateur des sorts humains dans l’exemplaire devenir familier des choses :
« Le vent fit le tour de la Terre, puis s’allongea
dans sa propre poussière » (p. 27)
Il sait nous faire entrer, charnellement, dans la fatigue d’un inspiré :
« Et maintenant
que sur ce trottoir bondé
(tous ces monstres, c’est lui qui les a dessinés
dans les nuits de fièvre et de faim)
il n’y a plus de place pour aucun de ses mots,
que même les entrailles du monde sont déjà ouvertes,
il retourne affligé à son trône,
à la chambre grise et sans pitié » (p. 31)
Il convertirait la Madone même à l’immanente sérénité stoïcienne,
« Il est facile d’aimer le monde
quand vous êtes son battement docile » (p. 35)
Il a compris mieux que Lao-Tseu comment son vide central commande à la roue,
« La justice la paix et le calme
se trouvent du côté du flou. Il est profond comme
la naissance de l’histoire : tout est possible et peu de choses
peuvent s’y ajouter. Il est complet,
malgré son apparence tronquée. Demande plutôt
ce qui te manque réellement et quel vide as-tu trouvé
en toi-même ; De quel mensonge voudrais-tu
voiler la fenêtre ouverte ? » (p. 46)
Pour le poète, qui connaît mieux leurs liens que ne le font les choses mêmes, la dispersion infinie des morceaux de Pandore n’est rien, puisqu’il y voit le plus normal des puzzles,
« Un cortège funèbre avance dans la nuit.
Puis l’éclat de quelques bouches. Un quatuor. Un octuor.
L’harmonie unit le ciel et la terre. L’orgue
dilate son poumon sonore. Le noir. La lumière.
On ne retient pas les visages, seule la chanson dure
et au-dessus d’elle, la main qui n’autorise pas la fin » (p. 55)
J’oubliais son extraordinaire conseil de détente et d’abstention à Noé,
« Tu construis un bateau
et le déluge a déjà commencé
Il est grand, bien grand
mais y aura-t-il de la place pour toi ?
Ton entourage prodigue des conseils
l’équipage exige un horaire
il se peut que le Seigneur voie tout cela quand même
il se peut que tu réunisses de l’argent pour le mât
Sinon
tout fond connaît des fuites
Les éléphants n’ont pas le sens de l’équilibre
les loups ont fait passer en douce plusieurs des leurs
Pourquoi t’es-tu mis en peine
pour le monde entier ?
Car tu n’as besoin
que d’un verre de vin
d’une pipe, du silence
d’un déluge universel » (p. 34)
Cet admirable recueil de Slavko Mihalić illustre, je crois, l’essence même de la poésie : l’enfance d’après. L’enfance d’après la peur adulte, d’après la déception adulte, d’après l’oppression et l’absurdité adultes : la peau d’après la mue a la malicieuse finesse de l’Éternel. Les testaments lucides sont à lire.