Chronique de Marc Wetzel
YU XIANG – D’autres choses – (Editions Caractères, 2016)
poèmes traduits du chinois par : Chantal Chen-Andro (édition bilingue)
Voilà le premier recueil de poèmes de Yu Xiang (née en 1970) traduits en français. L’intense intelligence et la fraternelle âpreté du propos, surprennent, à la fois enthousiasment et inquiètent .
Si par exemple, accueillant son lecteur, elle recense nombre de magiques raisons d’entrer chez elle (une mèche de cheveux glissée dans un livre attend d’être lavée ; elle a une chaise qui parfois disparaît, mais réapparaîtra dans ses yeux pour l’hôte sincère ; le véritable mur de livres du corridor se divise en auteurs morts et en auteurs trop vieux pour s’acquitter de leur écot de danger), elle sait pourtant que les autres ne s’inviteront qu’avec leurs raisons.
« Telle est ma maison. Si
par hasard tu y entres, ce ne sera sûrement pas pour
tout cela que je me plais à ressasser.
Toi et ma maison
rien ne vous lie, tu ne fais
que venir chez moi » (p. 17)
Cette poésie est exceptionnelle d’abord parce que son auteur est une femme singulière, aux ressorts et réflexes de vie rares et audacieux. Elle ne veut d’abord séduire que par son authenticité – quitte à faire fuir tous les pleutres, les confortables, les non-Martiens qui fréquentent usuellement sa planète – , car, confie-t-elle,
« j’ai des cigarettes pour noircir mes poumons, jaunir mes doigts (…)
j’ai du courant, une décharge et tu seras heureux (…)
j’ai des contraceptifs et des somnifères
j’ai un téléphone, rouge comme le désir
j’ai la manie de former les numéros… » (p. 65)
mais cette hygiène dissuasive est préméditée, car
« je suis crasseuse, j’ai les pieds sales et une écharpe bon marché
ce qui fait de mon homme un homme véritable
le rend heureux, courageux, se mettant soudain à aimer la vie » (id)
Car il y a au moins trois espèces de bizarreries providentielles, de sortes de lubies ontologiques chez cette poétesse :
d’abord, une ambivalence ouverte, assumée, et comme univoque : son âme est comme ça, en même temps dégoûtée et enivrée, admirative et méprisante, indulgente et cruelle, bien sûr pour les mêmes objets, parce que les affects en lutte sont en elle d’une égale ancienneté, et qu’elle se veut comme fidèle à de très vieilles jouissances et souffrances qui furent, à la source, simultanées. Et pourtant, on le sent et l’entend, elle ne ment jamais. Cette ambivalente-née s’interdit radicalement l’ambiguïté ; mais c’est pour une raison elle-même terriblement authentique (!) : elle ne trompe personne parce qu’elle ne s’adresse à personne, comme dans une stratégie désespérée où, pour éviter les cauchemars, on ne dormirait plus. Comme le dit quelque part Comte-Sponville, l’ambiguïté est un halo de sens, qui naît de la lumière sans pouvoir en tenir lieu. Notre amie, à l’évidence, préfère la complète nuit à toute lueur embrouillée !
Ensuite, cette négligée croit en la beauté et ne nie pas « rêver de se tourner du côté de la pureté ». Cette dernière formule dit tout : la pureté n’est elle-même, après tout, qu’un « côté » de l’affaire de vivre. Stratégiquement, le rêve de pureté ne porte pas sur une improbable homogénéité, une inerte indistinction, mais simplement sur un refus des mélanges faciles, des spécificités qui vous arrangent le coup. Ce soin maniaque à ne pas cultiver la différence agressive, mesquine, complaisante, à ne pas tirer parti ni privilège de ses incomparables médiocrités, témoigne d’une sorte de rebelle noblesse : se préférer quelconque mais désintéressée à singulière, mais revancharde et cupide. Et il y a aussi comme un « noblesse oblige » de l’irréductible beauté féminine :
« une belle femme reste un miracle vivant,
elle épuise la vie comme on use de la couleur » (p. 29)
Cette farouche formule est à l’opposé de tout « éternel féminin », car le travail d’entretien de soi (y compris spirituel) est comme un enfer d’intégrité, un bagne de lucidité. « Miracle » signifie exception durable (et résistance consistante) aux compromis et contraintes dans lesquels ordinairement le réel s’obtient de ses propres états. Pour tout surnaturel, on a ici une sorte d’initiative de Jouvence jaillissante, par laquelle la chair paraît s’exempter de sa loi d’évolution. Dans la parole en tout cas, Yu Xiang paraît savoir jouer de toute causalité qui se jouait d’elle, comme si, réellement, quelque chose de la source descendait, à la fois dans le courant et séparé de lui, jusqu’à l’embouchure. Et très souvent, dans ses écrits, des poèmes traînent dans ses poches, comme d’insubmersibles notices de vie !
On croit avoir saisi chez cet écrivain une ambivalente sans honte, une puriste sans illusions, mais je la crois d’abord une contemporaine formidablement ponctuelle, une actualiste sans fard ni vitrine. En toutes choses, en effet, elle cherche la présence directe, la réalisation en cours de l’existence, la lame à une face de l’instant véritable. Tout ce qui se redouble, se diffère, se délègue, lui paraît traître et bavard. Quelques exemples extraordinaires :
Devant le miroir, elle moque et tue le dédoublement (et cette caractérisation du narcissisme comme auto-commérage mélancolique est géniale) :
« la personne dans le miroir souffre plus que moi
sa souffrance entière est liée à moi
on la dirait née pour me critiquer
telles ces bonnes femmes fouinant dans les vies privées » (p. 49)
Tout le passage est cinglant, et difficile, mais la leçon est claire : notre reflet est bien placé, lui, pour ne pas croire aux images ; ce que son image même pourrait penser de Narcisse le dégriserait s’il … y pensait un peu !
Autre magnifique intuition de Yu Xiang : la lumière fait ce qu’elle peut (et nous devrions la prendre en modèle), car elle ne manifeste les aspects des choses qu’à la condition de ne pas approfondir, c’est à dire de ne pas prétendre les traverser. Où seraient en effet les reflets si la lumière transperçait les supports ? Ils ne se formeraient pas plus que des échos si le son traversait les falaises ! Quand elle fait autrement, comme d’indiscrets rayons X ou Gamma, c’est précisément qu’elle n’est déjà plus lumière visible. La lumière n’est là que pour servir ce qui se manifeste, épauler ce qui a besoin de se rendre visible. Elle
« éclaire l’enfant qui pleure mais elle ne peut éclairer
l’enfance d’un être » (p. 53)
A l’inverse, – autre passage énigmatique et superbe – , en l’absence de toute lumière, dans la complète obscurité, remarque Yu Xiang,
« bien des choses dans le noir sont comme des êtres humains
être assis debout à plat ventre à croupetons en position foetale
s’élever et s’abaisser marcher autant de postures affichées par les humains
dans le noir toute chose imite l’apparence humaine » (p. 63),
puisque les choses y deviennent aussi inobservables que nos états de conscience, et que leur insensible motricité !
Les choses, justement donnent son titre à ce vif, mystérieux et franc recueil. « D’autres choses », énonce celui-ci. Autres choses, non, certes, à saisir ni à juger. A contempler ! Mais dans une considération modeste, vérace (ne pas romancer la perception, semble exiger l’auteure !), locale (il faut que l’attention aille se dissoudre dans les tensions présentes du réel, et non penser les dépasser en s’efforçant vainement de les dissoudre), et au fond plus laborieusement fiable que folâtrement confiante ! Pourquoi rêver ainsi d’autres choses ? C’est que les mêmes choses, on n’a pas besoin de les demander, et d’autres personnes, on n’ose pas ! Les choses sont des stabilités sans tempérament, des durées sans cheminement, elles sont comme les miettes d’une immense anonyme diaspora, et notre curiosité y va comme en pèlerinage objectal : les morceaux de présence que sont les choses ont chacune un prix, mais aucune une dignité qui leur rendrait humiliant notre recensement. Mais enfin pourquoi d’autres choses ? Leur visite poétique, par impossible, ne supprimerait l’ennui que si elles étaient toujours aussi choses autres, et n’ôterait l’angoisse que si elles ne l’étaient jamais.
Je ne connais pas de poétesse faisant moins de manières :
« Je suis tombée amoureuse d’un Tibétain, ses longs cheveux emmêlés étaient pleins de lentes de poux et d’écriture, alors que les véhicules de cross-country étaient tombés en panne au fleuve Ya. En pensant à cela, j’étais assise devant une échoppe de raviolis, j’avais dans la bouche une cuiller à soupe léchée par la réalité » (p. 111)
L’intensité de son être sème certes un néant qu’elle regrette :
« J’aimais mon chien, mais il est mort. Les petits chiens que j’élève meurent tous les uns après les autres, c’est mon petit rien de froid » (p. 113)
Mais le moins qu’on puisse dire, c’est que, chez la formidable Yu Xiang, la pulsion de destructivité et de mort a trouvé à se transfigurer avec les seuls moyens du bord (sans illusoires bouées du large !), et dans une contagieuse honnêteté :
« Je suis pratiquement faite de cicatrices. Ainsi, dans les tournants, je scintille de tout mon corps (…) Ma vie a besoin de malheurs, de malheurs pour adoucir les malheurs. A besoin de ma poésie » (p. 111)
Lire cette auteure exigeante et douce-amère, c’est entendre quelque chose comme : ne viens pas chez moi pour ce chez moi, viens pour moi. Et tel, en effet, on se sent arriver.
©Marc WETZEL