Une chronique de Nadine Doyen

Geneviève Brisac, À l’amie des sombres temps, Lettres à Virginia Woolf, NIL éditions, Août 2022, ( 118 pages- 16,90€)
Certains écrivains sont conviés à passer une nuit dans un musée de leur choix, d’autres sont invités à écrire la lettre qu’ils n’ont jamais écrite ! C’est le cas pour la collection « Les Affranchis », chez NIL.
Adresser des lettres à une écrivaine disparue, Virginia Woolf, c’est être certaine de ne pas recevoir de réponse. C’est donc le défi que s’est lancée Geneviève Brisac en 18 missives. Que souhaite-t-elle lui confier ? Double but.
Tout d’abord, elle veut lui témoigner sa gratitude pour l’avoir « si souvent » sauvée, contrairement à Hervé Guibert ( qu’elle parodie), qui n’a pas eu la chance d’être sauvé par son ami Bill. Assertion étonnante quand on sait que V. Woolf, « personne trop souvent dite folle », s’est suicidée. Secondo, elle la considère comme « une visionnaire » et espère grâce à elle, comprendre le chaos du monde actuel. Elle évoque son passé, sa volumineuse correspondance, ses livres .
Dans la première lettre, l’écrivaine plante le décor de son écritoire, sorte de rituel d’écriture : une photo de Virginia Woolf, quelques jonquilles, un pot à crayons et un carnet bleu. Dans la Lettre deux, l’auteure relate une anecdote et montre comment un film peut être prescripteur si un zoom a été effectué sur un livre. The Hours met en exergue Mrs Dalloway, que l’admiratrice considère comme un « feel good book » et dont elle analyse les qualités.
Ensuite, elle s’interroge sur la formule d’entête à utiliser pour commencer sa lettre, renonçant à utiliser « jinny » comme sa famille. Elle lui fait part de ses rencontres à venir et lui donne ensuite un compte rendu détaillé des journées en son honneur. Celle de Guéret, intitulée « Sur les grands chemins avec Virginia Woolf », est même accompagnée d’une photo, assez étrange. Présence d’un aréopage de chercheurs, d’écrivains, de professeurs…, bravant la pandémie dont Agnès Desarthe, coautrice de V.W. « Le monceau d’insanités, de propos à vomir » entendu n’a pas entamé son amour et son admiration à son encontre.
L’aficionado fait références à plusieurs ouvrages de la Britannique dont « On being ill » (1), dans lequel cette dernière considère qu’ « être malade, c’est comme être amoureux ». Geneviève Brisac lui confie qu’avoir fait l’expérience de la maladie l’a rapproché d’elle. Les heures sombres auxquelles elle fait allusion, ce sont celles de la pandémie mondiale qui a décimé des millions d’êtres humains. Et de se remémorer « le frisson glacé » qui l’a parcourue à cette annonce qui se traduira par des mois de huis clos, de claustration, de confinement. Avec cinémas, théâtres, cafés fermés, faillites.
La démarche de l’écrivaine à relater à la disparue ce qui s’est passé depuis mars, rappelle celle de Vassilis Alexakis, qui écrivait à sa mère pour lui commenter ce qui avait changé. Rares sont les lettres datées, mais elle informe sa destinataire que la guerre est revenue en Europe, en Ukraine, qui justifie son emploi des « heures sombres », de « dark times », expression formulée par Hannah Arendt. Elle cite également Svetlana Aleksievitch, lauréate du Prix Nobel de la littérature 2015 : « la guerre qui jamais n’eut un visage de femme ».
Pour remercier son interlocutrice, ce sont des fleurs qu’elle désire offrir : « envoyer des fleurs est une marque de gratitude ». Chaque fois qu’elle passe le seuil de la boutique du fleuriste, le flot des couleurs l’assaillit, les odeurs l’étourdissent et elle se répète une phrase de Mrs Dalloway. Elle sait gré à Virginia de ne plus avoir honte de « parler des escapades du côté des fleurs ». Christian Bobin, lui aussi, fait remarquer que « l’on a toujours l’air idiot quand on parle de fleurs ». Pourtant « c’est oublier leur armée libératrice ». (2)
L’admiratrice ne manque pas de lui écrire le 25 janvier, jour de son anniversaire. Elle la couvre d’éloges, elle, devenue l’étendard du combat héroïque des féministes. En fustigeant Nabokov, ce « masculiniste », elle dénonce la violence sexiste. N’est-ce pas à elle que l’on doit la formule : « une chambre à soi » ?
Tout en lui témoignant de son affection, de son amitié, l’écrivaine se permet de lui adresser quelques reproches. Elle la rassure quant à sa notoriété posthume, elle est toujours lue, elle est au centre des rencontres de Chaminadour. Elle énumère les grandes figures littéraires qui se réfèrent à elle, à ses livres cultes ( Orlando), dont Nathalie Sarraute, Annie Ernaux, Alice Monro…
Et cerise sur le gâteau, elle est le rayon de soleil des participant(e)s aux conférences, aux rencontres en librairie (comme celle de Dax). C’est une standing ovation à retardement qu’elle est désireuse de lui offrir. Son élan va jusqu’à « serrer dans les bras », les yeux embués de larmes, celle qui a su « exalter la beauté de la vie, la force de la vie ».
Geneviève Brisac, indéniablement habitée par Virginia Woolf, partage sa passion et sa fascination pour cette communauté lumineuse de Bloomsbury, remplie de génies.
Dans La marche du cavalier, elle faisait déjà référence à la romancière anglo-saxonne. L’autrice confesse consigner des passages, les apprendre par coeur. Elle lui avoue avoir pleuré en lisant son journal et regrette sa décision d’avoir renoncé aux enfants.
En annexe de cet opus, elle insère l’entretien imaginaire publié dans le Monde en 1982, dont elle a retrouvé des lambeaux, et se souvient d’une réponse particulièrement marquante sur la définition de la vie, « ce grain de raisin irisé »: « c’est une bordure de trottoir au-dessus du gouffre » et sur les humains : « des vaisseaux scellés, remplis de trésors, mais impénétrables ».
Par cet opus épistolaire, Geneviève Brisac décline une ode au pouvoir de la lecture et s’acquitte avec talent et conviction de sa dette envers celle qu’elle admire, dont les ouvrages ont eu un effet thérapeutique sur elle, « mieux qu’un médecin, qu’une drogue ». Ce qui rappelle l’ouvrage de Régine Detambel : « Les livres prennent soin de nous ». En même temps le lecteur curieux trouvera une invitation à se plonger dans les écrits cités.
©Nadine Doyen
(1) : On being ill , traduit par Elise Argaud
(2) Le muguet rouge de Christian Bobin