Laure Carré, se jouer des formes

Par Laureline Amanieux

 Laure Carré ©photo Valérie Sherin

Il n’y a pas d’impossible, tout est une question de forme. De couleurs à choisir. D’intuition aussi. Observer les toiles de Laure Carré, c’est éprouver un basculement. Elle trempe son pinceau dans le quotidien qui l’entoure, les paysages qui l’ont saisie, les expériences intimes auxquelles on accède par énigmes ; elle les détache des lois terrestres, les superpose ou les détourne, les dédouble ou les renverse, pour accueillir les projections d’un rêve éveillé. 

Emporté par un nuage, technique mixte sur papier, 30X21cm, 2021

Laure Carré a le goût des matins où la créativité pulse, le goût des songes dont on garde la trace évasive au réveil. Dans son atelier nantais qui abritait d’anciennes écuries, d’innombrables toiles ou dessins ornent les murs, peuplés de figures magnétiques. Elle travaille sans cesse depuis trente ans. Depuis que les Etats-Unis lui ont offert ce qu’ils ont de meilleur, lors d’une année à la Parson School of Design de New York en tant que lauréate d’une bourse en 1991 : la permission de jeter les règles par la fenêtre, d’ouvrir le chemin d’une quête intérieure. « Quand je peins, je suis dans la découverte permanente, je cherche constamment, même si je ne sais pas ce que je cherche. C’est ce qui me sauve. Cette obsession d’explorer toujours ailleurs », dit-elle.  

Femme avec chien, technique mixte sur papier, 30X21cm, 2022

Dès son retour en France, les expérimentations avec la peinture ou le collage deviennent un impératif, une vocation à plein temps. Laure Carré fait d’abord des portraits mélancoliques ou tourmentés, aux figures maigres, longilignes. Elle dessine les « postures incroyables » des gisants parce que la frontière s’avère floue entre un dormeur et un défunt. Elle représente son grand-père sur son lit de mort. Ces figures alanguies se retrouvent encore dans ses toiles récentes. Laure Carré appelle les revenants du fond des âges, ce mot si juste en français : celui ou celle qui revient, avec son étrangeté. De 1992 à 2000, elle travaille en parallèle comme assistante de l’artiste souffleur de verre, Jean-Pierre Seurat, et jusqu’en 1996, elle participe au collectif La Forge à Paris, avant de s’installer dans les Pays de la Loire où elle peint en solitaire. Après cette période expressionniste, elle se tourne vers l’art abstrait sur grands formats, une autre expérience décisive. Elle y découvre un geste plus organique, délivré de la pensée, avec une grande liberté picturale. Mais un retour à la narration s’est vite opéré, pour donner place à une œuvre nouvelle entre le figuratif et l’évanescent. 

Les dormeurs, huile sur papier, 80X80, 1996

Rien n’est irréversible : c’est une technique personnelle dans son processus de création. Quand elle peint, Laure Carré se délecte des accidents, ceux qui font naître des repentirs : « ce ne sont que des accidents, la peinture ; ils me sautent aux yeux, s’imposent dans la toile. Il serait criminel de ne pas les laisser vivre ». Elle façonne avec les premiers essais ou les regrets, sans tout à fait les effacer. Elle répare peut-être : « j’utilise le vécu de la toile qui deviendra le fond. Je le recouvre en partie, mais je ne le dissimule pas. Je m’en sers comme un atout ». Des traces fantômes alors se dévoilent en transparence, ou rayonnent sous une autre couche de peinture. La toile « Au fil du temps » montre ainsi, au premier plan, un cheval dont les jambes apparaissent par des traits à peine visibles, tandis que son corps flotte dans l’espace. A l’arrière-plan, un autre cheval se dévoile presqu’en entier, comme une ombre bleutée, sur laquelle de grands cactus s’apposent. La peintre nous donne la perception des dessous du réel : juste à la lisière d’un trouble. On ne sait jamais s’il s’agit d’une brume qui protège ou qui menace, d’une naissance difficile, d’un corps en équilibre et pourtant qui chute. L’horizon s’affirme plus sombre que le sol dans une toile où un cheval noir contemple son reflet de flamme. Quand les oiseaux prennent leur envol ou un être humain, la position d’une aile, d’une jambe, le morcellement d’une silhouette, en font mesurer la fragilité. 

Au fil du temps, huile sur toile, 130X162cm, 2022

Faire face au vide participe de cette tension entre gravité et légèreté : la peintre nous renvoie à des vides denses, blancs ou très colorés, qui cernent des figures moins texturées, comme une nappe mouvante : « Je vois beaucoup les vides et je vois beaucoup par les vides. Ils font les formes ». Viennent-ils envelopper, soutenir ou peser ? Parfois, ils mangent les contours, rognent, créant un risque d’asphyxie, parfois ils délivrent. Et ce travail avec les repentirs, comme avec les vides, inscrit, dans la toile, le temps de la création : quand elle commence un tableau, la peintre peut « le mettre de côté, le retourner, y revenir plus tard. Mes toiles les plus riches sont celles que je reprends trois ou quatre mois après. Le défi, c’est que la composition tienne debout, que les couleurs vibrent entre elles, que le sujet devienne secondaire. Même s’il ne l’est pas du tout en fait. » 

Je me souviens d’un ciel, huile sur toile, 130X12, 2022
série de mains, huiles sur toile

Souvent les corps humains se fragmentent : une main, un pied, s’affirment au cœur de la toile. La main, surtout, une « marque de fabrique », explique Laure Carré. Mains entières, mains déformées, mains incomplètes, mains vives toujours. Depuis ses trente ans, l’artiste est confrontée à un problème héréditaire, une rétraction progressive des doigts, que les opérations soignent temporairement. Elle riposte avec ses pinceaux, peint de la main gauche quand la droite est immobilisée par une orthèse. Parfois, les mains se détachent, au centre d’un portrait ou autoportrait, en masquant les lèvres, parce qu’elles ont davantage à confier, peut-être un jour… 

Play with the sun, technique mixte sur papier, 21X30cm, 2022

Dans tout cela, l’énergie spontanée du geste l’emporte toujours. Devant la toile, on n’est plus seuls. Il y a des cavalcades. Des têtes qui hennissent. Des effusions. Du rebond. Une sensualité dans l’étreinte du vent. Une tendresse évidente. Les Etats-Unis restent la terre d’un imaginaire nourri de chevaux sauvages, que Laure Carré apprivoise dans le cadre de la toile, de cow-boys tapis dans un passé antérieur, de cactus cristallins. Ses toiles révèlent que finalement les nuages sont à portée de main, si l’on s’y accroche. Les montagnes flottent ; les volcans enfantent. Un rose ou un vert radieux débordent d’un corps endormi. On peut s’ancrer dans la roche, danser avec l’eau qui croyait fuir, incarner le bleu des désirs ou l’épine – il n’est rien de défendu à qui s’ouvre sans limites. Les personnages s’envolent avec détermination. La peinture, comme l’amour, est une position de force. 

Sur la terre de mes ancêtres, huile sur toile, 170X260cm, 2020
Swallow, huile sur toile, 25X20 cm, 2022

Laure Carré, ainsi, « se joue des formes et des couleurs jusqu’à ce que tout s’harmonise ». Quand sait-elle que son tableau est fini ? « Lorsqu’il provoque un sourire, lorsqu’il ne me fait plus souffrir. Quand j’ai des étoiles dans les yeux. » Ensuite, elle est touchée que ses toiles voyagent, trouvent l’appartement ou le regard qui les attendait sans le savoir, ou même déclenchent des rencontres exceptionnelles. Tant de collectionneurs et d’amateurs la suivent depuis ses débuts ; elle expose en France, en Allemagne, au Japon, aux Etats-Unis. Parce que ses toiles agissent avec cette générosité lumineuse : lancer des étoiles au fond de nos yeux.

©Laureline Amanieux

Auteure – Réalisatrice
Productrice associée à Rétroviseur Productions : 
https://www.retroviseurprod.fr/documentaire


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Une réflexion sur “Laure Carré, se jouer des formes

  1. Merci beaucoup « Traversées « pour la publication de ce bel article sur mon travail de Laureline Amanieux , et cette très belle mise en page 🙏

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