Une chronique de Marc Wetzel
Joël CORNUAULT – Les Grandes soifs – frontispice de Gabrielle Cornuault, Le Cadran Ligné, janvier 2022, 128 pages, 16€
« Le vol des oiseaux, seuls ou par petits groupes hors des migrations, m’évoque des images de fluidité, de surprise, bonne et mauvaise. Au monde irréversible, refermé sur l’inéluctabilité des phénomènes, de l’histoire, des événements, les oiseaux semblent en préférer un autre. Celui de la bifurcation imprévue, du renversement de tendance et de perspective – voyez-les virer sur l’aile -, ou du sursaut : voyez rebondir la bergeronnette – un esprit libre » (p.63)
Pour cet auteur (71 ans) paisible, malicieux et fraternel, les « grandes soifs » qu’évoque le titre ne sont en tout cas pas des soifs de grandeur ! Mais bien plutôt, pour un illimité flâneur, ce sont, comme il le dit lui-même (p.38), soifs « de recherche », « de merveille », « de jouvence » et « d’utopie ». « Le goût du pouvoir, la soif de gloriole, la concurrence rendant impossible de considérer la vie dans sa totalité« (p.83), c’est bien plutôt et exclusivement « l’appétit de l’esprit » qui anime ce contagieux rêveur, aux fièvres curieuses, partout aussi « ému » qu’un enfant « par le trésor qu’il a surpris » (p.65), et toujours aussi soucieux que lui de « partager l’enchantement qu’il vient de connaître ». Devant la belle surprise, l’adulte se pince pour s’assurer de ne pas rêver; l’enfant, lui, rêve pour s’assurer d’en être pincé. Et notre auteur est un grand enfant, colporteur de trouvailles, espion des courants d’air, bourlingueur de l’insolite, fan des contrastes du merveilleux. Et si, parfois, l’enfant est « méchant », dit-il, c’est que jusque dans son paradis, « il doit apprendre en toute rigueur à encaisser les coups » (p.70)
C’est un rêveur réaliste, qui interroge même ce que son imagination transfigure. L’observation est aiguë : si, dit-il, « il se voit peu de bancs sur les parvis des églises », c’est qu’on est, devant le bâtiment, pressé d’y entrer, et, sortant de lui, pressé de s’en éloigner. D’ailleurs, devine-t-il, il y a bancs publics et bancs publics : certains, hors-la-loi et sordides, sur lesquels « il fait froid dormir » (p.30), et d’autres, accueillants et sages, sur lesquels il fait chaud somnoler. « Le petit peuple de la flânerie ou de la lassitude » s’y succède, observant de là les « trottinettes véloces » slalomant sans honte autour des miséreux à poussettes.
Il cultive le lapsus même avec gourmandise. De même que le hasard est surtout remarqué et chéri par ceux qui, connaissant les si diverses lois de la nature, contemplent avec goût leurs interférences inopinées, de même le jeu de mots cultive au mieux son improviste chez les gourmands connaisseurs de lexique, syntaxe et phonologie, qui, littéralement, orchestrent les chevauchements de son et sens inaperçus des béotiens : l’art des « rectifications subconscientes » (p.101) est ainsi central dans les grandes soifs de poésie. « Car longtemps je fis la lourde oreille et j’eus ma tanière de voir« , avoue-t-il à ses délicieux dépens. Le P.V. est moins onéreux, d’ailleurs, pour qui ne brûle en voiture que les yeux rouges… comme serait moindre la déception devant un immeuble de bonne espérance. « Depuis toujours » écrit Cornuault, « le lapsus supprime l’hiatus entre humour et révélation« , et en effet : quoi de plus surprenant que cette sorte de foi de l’inconscient en lui-même, et de plus drôle que comprendre d’autant mieux un vocable qu’on l’aura pris pour un autre ?
Toutes les balades à pied sont chez lui salubres : « promenade régulière », « promenade répétitive », « sortie automatique », « furetage intrigué », « exploration délibérée », tout est bon pour une liberté luttant avec ses pieds contre « la commercialisation envahissante du plein air« , qui « rend de plus en plus difficile au fugueur de dégoter une cachette près des vagues, un panorama sous les étoiles, une jouissance d’herbe où rêver …« (p.49). Sommet de finesse vitale est chez l’auteur la « promenade rétrospective« , dans laquelle on teste encore et encore la capacité d’un même lieu « à tourner la clé des souvenirs », où la nostalgie tente sa chance toujours avec succès, car miracle : la rencontre admirative portera autant sur ce qui n’aura qu’à peine changé que sur l’advenue d’un jadis tel quel. Le fantôme attrape-coeurs ne peut décevoir, le coeur attrape-fantômes ne peut être déçu. Le dépaysement temporel (p.100) y est garanti, puisque même si je n’y reconnais rien que je fus, la course du pélerin s’y rajeunit, et la nostalgie du temps même où toute nostalgie était inconcevable triomphe des rétrospections poignantes, ou même (l’auteur cite là Gaston Puel) des cauchemardesques :
« Ne te retourne pas.
Ne te raconte pas des histoires aimables.
Derrière toi, tu le sais,
Il n’est pas de temps heureux« . (p.96)
Enfin, avec ce disciple d‘Élisée Reclus (mais en moins impérieux), de Michel Butor (mais en moins prolixe), de Roger Caillois (mais en moins sceptique) d’Henri Raynal (mais en moins solennel), enfin l’on vient lire et saisir des manoeuvres spatiales non-militarisées (oui, un jeu de vivre décidément non-guerrier !), des ressources analogiques non-numérisées, des pensées non-informatives, des présences non-actualisées (« Actualité de qui ? actualité de quoi ? je vous le demande« , p.89) enfin, avec Joël Cornuault, voici un prospecteur authentiquement « géophile » (p.84) de nos chances d’humanité ! Rêveur intègre, convaincu, avec Fourier, que l’exubérance lyrique de la nature « n’est pas sans objet » (p.117), puisque « Sans l’analogie, la nature n’est plus qu’un vaste champ de ronces… » (p.118) et, avec cela, merveilleux écrivain, comme on voit, par exemple, dans ce portrait d’un singulier buraliste de la mer Égée :
« Serré dans sa loge, il ressemblait à une caissière de music-hall des années 1960, avec son guichet ourlé d’un chapelet de lampes minuscules. Au centre de cette mandorle profane, sa tête dépassait, encadrée par des sachets de sucreries multicolores, des grappes d’objets cubiques, briquets, mouchoirs, stylos à bille et minces jouets guerriers présentés dans des conditionnements en carton multicolores ou sous coque de plastique … » (p.90)
Joël Cornuault, qui fut libraire à Bergerac puis Vichy, dirige par ailleurs, en complet accord avec son « désir de magie », une originale et délicieuse petite revue semestrielle (« Des pays habitables« *), dont le numéro 5 vient tout juste de sortir (on y trouve un sculpteur de bouchons de champagne, le remède universel de « la femme à trois jambes », une visite cathare de Jean Malrieu à Breton, Ahmed Rassim réclamant qu’on l’enterre une main dehors et le fantôme incrédule de Jean-Claude Carrière…).
Honneur à ce poète profond, aimable et rigoureux, qui, purement et simplement, confirme l’exclamation (rapportée p.68) de George du Maurier, « l’un des plus beaux rêveurs de tous les temps » :
« Les régions où j’ai trouvé le bonheur sont accessibles à tous »
© Marc Wetzel

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