Jean-Paul MICHEL – Un cri, chose et signe – William Blake and Co. Édit. (Bordeaux), août 2021, 28 pages, 8€

Une chronique de Marc Wetzel

Jean-Paul MICHEL – Un cri, chose et signe – William Blake and Co. Édit. (Bordeaux), août 2021, 28 pages, 8€


   Un cri ne parle pas, puisque ce qu’on a à dire alors, on n’a ni le temps ni le loisir de l’articuler. Cris d’effroi, de surprise, de colère, de douleur, de dépit … sont des manifestations immédiates, instantanées, qui ne peuvent ni décrire, ni raconter, ni juger, comme sait faire la parole, qui, elle, organise ses mots, prend son temps et énonce des contenus susceptibles d’être vrais ou faux. Le cri, non : il ne sait qu’alerter, qu’avertir, qu’exprimer, à la première personne du vécu. Même dans les  cris un peu plus élaborés (l’annonce d’un crieur public, l’enchérissement d’une criée, l’aveu d’un cri du coeur …), le cri reste une sorte de geste sonore plus qu’un élément de discours.

Le titre de ce recueil dit alors une chose difficile, et passionnante : un cri est à la fois « chose » et « signe ». Pourquoi ? Il est davantage « chose » que le mot parlé, parce qu’il a une intensité de présence presque substantielle, il se pose là corporellement (les paroles semblent s’envoler, mais les cris atterrir !), et il est davantage « signe » que le silence, parce qu’il renvoie à autre chose – une détresse, une gêne, une indignation … – dont il fait surgir la présence (le silence semble tomber quelque part, alors qu’un cri paraît s’en lever ou s’en élever). Mais « chose » et « signe » restent peu compatibles : une chose est déjà là, elle ne surgit pas comme un événement; et un signe est là pour autre chose (qu’il indique ou symbolise), non pour lui-même. Un cri signale que quelque chose se passe, qui, justement, a du mal à passer ! Faut-il penser qu’un poème (comme une sorte de cri de présence) fait toujours de même ?

Pourquoi titrer « cri » (inarticulé et spontané) un poème (nécessairement articulé, et le plus souvent réfléchi – comme il l’est particulièrement ici, comme découpé au ciseau et allégé à la gomme)? De quel type poétique ou spirituel de cri parle-t-on ici ? Un rare ou étrange cri de nostalgie, d’exigence, de justesse ?  

« Un cri, chose et signe. – De surgir, sépare ? Ou noue ? Recueille ?

Appelle ? Interdit ?

Impossible, presque, dès lors que nous aurons crié vers lui, de dé

nouer par l’effet d’une parole, ce qui est

sans parole, le monde à son tour devenu cette légende

très concrète, choses et signes » (p.9)

    L’ambition de ce recueil poétique est très claire et forte : mériter d’affronter le réel en l’assumant. Les « sentiments » à l’oeuvre sont moraux : le respect d’un réel formant totalité, le courage de tenir ferme devant son mystère, la fidélité à l’effort incessant dans lequel le monde se produit. Mais là encore, on rencontre une difficulté de principe : si le réel est muet, comment l’exprimer sans mensonge, leurre ou diversion ? Jean-Paul Michel répond : nous pourrions encore moins sans mots qu’avec eux saisir le grand réel ! D’une part parce qu’un bon psychologue comprend sans mal un taiseux, d’autre part (et surtout) parce que face à l’illimitation du réel, notre seul organe illimité (la parole pensante) peut quelque chose. D’ailleurs, la parole humaine est seule « en proie » (comme dit le poète) à un silence du réel – que l’animal ne saisit pas. L’animal est une proie dans l’être, mais non en proie à lui. L’effroi métaphysique est le propre de l’homme, au sens où, estime l’auteur, qui le refuse, refuse sa propre humanité.

« Quels espoirs d’enfants, quelles dures astreintes

nous portent-ils à croire, pourtant, à croire, oui, nous,

durs à la fable, les yeux secs de l’âge adulte bien dessillés,

 – à croire, qu’une part de ce qui nous échappe pourrait

advenir à soi autre que soi au plus près de soi dans

une voix humaine quand

toute chose nommée (et l’innommé même) ne peuvent être, (pour nous),

que d’avoir été ainsi appelés ? » (p.10)

 Il y a trois genres d’hommes, justement, qui renoncent à crier, et font ceux que l’effroi ne « serre » pas. Michel les caractérise rudement : l’ironiste, d’abord (le sceptique railleur, qui ne fait rire que ses mots – et la moquerie au mieux hue, mais ne hurle jamais). Le railleur, dit-il, « tait – à tort – les inquiétudes qui le désarment », il ignore ou dédaigne un incalculable, qui peut vouloir s’en venger. Il en est de même, en effet, du calculateur, du cerveau opérationnel : un expert-comptable ne crie jamais (sauf quand il est loin du compte …), et Euréka n’est pas un cri de computateur, mais de découvreur ! Celui qui ne veut comprendre que ce qu’il mesure se fait impérativement « insensible au vertige de ce qui est » !   Enfin – et ce dernier homme allergique à l’effroi du réel n’est qu’implicitement nommé – l’ingrat, l’incapable d’admirer, d’accuser le coup de la perfection – qui ne sait, face au meilleur, que le monnayer ! À l’inverse, un cri de gratitude sait que même ce par quoi il se défend du réel en vient. Des « voix de vérité » courent dans le monde pré-humain, « dont l’ardeur candide nous tire des larmes ». Des voix immémoriales qui, peut-être, 

« ayant trouvé langue de hasard dans une voix

 mortelle en tire(nt) des effets à ce point hors

de toute mesure » ? (p.13) 

   Jean-Paul Michel a un néologisme parfait pour nommer cette attention insistante à l’immense dénuement du réel, c’est « éploi« . Ployer, c’est plier l’échine, s’infléchir, s’assouplir et se rabattre sous la pression du réel, s’adapter à ce qui nous restreint. L’éploi, à l’inverse, étend ses ailes dans l’immensité, déploie sa propre résistance. Il a, de même, la figuration parfaite pour le dire : une spirale. « La haute spirale de ce qui est » dit le poète, pour qualifier au plus juste le réel comme il se produit pour lui-même, « l’être en son propre séjour », « l’être dans son innocence », « l’être dans son timbre le plus propre ». Car une spirale dit parfaitement le paradoxe d’une révolution fidèle,  la figure dans laquelle le réel ne cesse de se nourrir de son propre éloignement de lui-même. Une spirale est comme un infini tenu (ou se tenant ?) en laisse, puisque s’écartant, de plus en plus, mais pour toujours d’un même pôle ! (pas plus qu’il n’y a dans la réalité physique d’ondes centripètes – sauf en inversant ludiquement le film des processus ! -, il n’y a de spirale centripète, puisque le centre ne pourrait exister (donc aimanter à lui) qu’à la fin du mouvement ! Le poète assume ainsi la familière indéfinité de la spirale : quelle que soit l’avancée du savoir, on bute toujours aussi fort, dit-il, sur ce qu’on ignore ! Un hommage émouvant à son maître, l’esthéticien Jean-Marie Pontévia, le fait sentir :

« Je ne me lasse pas de citer tes paroles pour

ce que tu n’auras jamais tiré vers le moins des regards que bien peu

eurent la force de tourner vers le plus difficile : l’impossible à connaître sans

abaisser ses puissances les plus propres – « ce qui est sans limite« ,

« l’être même en son propre séjour » (p.18) 

   Ce noble et beau recueil date, apprend-on, d’il y a vingt-cinq ans : simples pages retrouvées d’un carnet de l’été 1996, récemment relues en loisir pandémique! C’est donc là comme un point d’étape, alors, d’une vocation poétique aujourd’hui pleinement accomplie. La dernière page de ces notes (de nuit, à Ithaque, précise l’auteur !) remarquables n’hésite pas à se placer sous deux valeurs héroïquement traditionnelles : « le goût de la justice« , « l’honneur du vrai« . Et ce choix est cohérent (en effet, l’inverse est impensable et faux : le vrai n’a pas de goût – puisque son objectivité est là pour arbitrer loyalement entre les goûts; la justice n’a pas d’honneur – puisque l’impartialité est son propre mérite : la justice n’a pas à bénéficier – mais à faire bénéficier ! – d’elle-même). L’auteur s’y tient admirablement, et s’il voit lui-même en Hölderlin « l’étalon vivant de tout mérite poétique encore possible« , son propre effort (ardeur lucide, délicate vigueur, refus de se « résigner à n’avoir osé dire ») s’en et l’en rapproche.

© Marc Wetzel