Andriana ŠKUNCA – Le temps a basculé (anthologie 1969-2015)- traduit du croate par Martina Kramer, L’Ollave, octobre 2021, 102 pages, 15€  

Une chronique de Marc Wetzel

Andriana ŠKUNCA , Le temps a basculé (anthologie 1969-2015), traduit du croate par Martina Kramer, L’Ollave, octobre 2021, 102 pages, 15€ 


 

 L’image de couverture (notre poète est aussi photographe) lance tout : un escalier étroit, sans rampe, mêlé de ronces. Les degrés carrés sont blancs à la fois de soleil et de poussière. On ne monte donc plus ici vers un inconnu auquel il n’est, d’évidence, plus nécessaire d’arriver (pas plus que d’en revenir). Cette hauteur désaffectée impressionne, et alerte : quel « temps » aura donc ici, – comme dit le titre du recueil – « basculé » ? Un étagement de moments qu’on n’emprunte plus, une sorte de trône de temps abdiqué, une élévation devenue obsolète ? Comme l’affleurement d’une île trahit le continent immergé qui y grimpe, la photographe montre l’escabeau d’images, échos et reflets enfouis nous menant à sa parole.

  C’est en effet l’île de Pag, dans la mer adriatique, qu’elle arpente et contemple depuis toujours (elle est née en 1944), qui est le monde suffisant de son chant. Monde aride (du sel, des brebis, « une mer meurtrie par les vagues » (p.13), un vent « lisse » dans « le couloir étroit des jours ») rare et ancien, un peu plus verdoyant et viticole au Sud moins exposé, mais dont une extraordinaire grimace du sort a défiguré la vie : l’endroit est devenu, depuis quelques années, le paradis de fêtards tatoués, et « l’Ibiza croate » est envahie chaque été de dizaines de milliers de clubbers européens, venus comme fuir sur place l’angoissant ennui que leur inspire cette nature altière, sans fard, biais ni diversion, elle. Au contraire, affronter, à la loyale, la farouche et désolée insularité des lieux était, dès ses vingt-cinq ans, le pari (toujours tenu !) de la poète :

« J’écoute les pierres marmonner

sous la marche des brebis lentes

bêlement enroué du vent par-dessus le figuier » (p.15)

  Andriana Škunca n’est pas du tout romancière, et n’exprime donc jamais ce qu’elle fait (dire qu’elle entre ici, hésite là, pousse, tire, plie ou tend quoi que ce soit ailleurs n’est pas son monde). Le seul acte d’elle qu’elle décrit est écrire; pas du tout par goût du second degré ou du métadiscours, mais parce qu’elle est poète : écrire est pour elle noter, en essais continués, des mots sur la page et entre eux. L’écriture déplace les mots les uns par rapport aux autres et aux choses. Son travail d’ardente et hypothétique restitution de la vie des choses est là : noter des mots pouvant noter autrement les choses. Nous n’avons bien sûr pas accès à l’arrangement indigène, croate, original, des signes se courant les uns après les autres sur sa page vivante, mais même dans le français indirect que nous lisons, l’évidence physique est là : écrire a dû faire traverser à sa parole le silence d’une page à tracer. Une véritable tectonique des marques (qui les distend, les comprime, les rattrape les unes sous les autres) meut, même traduit, le discours. C’est comme ça : le réel ne produit pas les mots qui disent ce qu’il est, pas même ceux qui lui reconnaissent le don de se produire lui-même. L’architecture poétique du réel reste pour lui (qui pourtant englobe toute présence) une parfaite inconnue ! Il doit déléguer son pouvoir même de se chanter !

« Je suis effleurée par des pages d’une autre réalité. Au moment où j’écris, ce que je pense s’étire, se fissure et se transforme d’une manière nouvelle et inconnue.

 Les particules des lettres se déposent sur le papier.

On pourrait dire : les débris du réel sont divisibles par l’irréel. Objets attendris, murs creusés, sols perméables. D’en haut, les courants des vents aiguisent la vue.

L’air se disperse en écailles de lumière » (p.44)

  Le monde humain de la justice (et de l’injustice !) est étrangement absent ici : il n’y a ni échange interhumain à régler, ni distribution à assurer, ni contentieux à arbitrer ou faute à punir. Ce n’est pas du tout que la poète prétende être seule juge d’elle-même. C’est bien plutôt que les normes (de la conduite) sont comme rêvées directement de la nature. C’est elle seule qui fixera la « limite de sécurité » (p.85), le « point de confiance » (p.94), les loisirs et obligations de présence. L’auto-changement de la vie naturelle, très finement observé, sert de suffisante règle : comment les éléments se débrouillent d’eux-mêmes, départagent leurs prétentions, alternent leurs vagues, négocient leur taux d’occupation des sites et de lancement des rythmes. Unique et universelle chorégraphie de moyens du bord ! Par exemple :

« Sur la grève, les coquillages secs, les écailles de poisson, les reflets des voiles, tout est rincé. Le chatoiement du bleu de l’île est léger comme une vague. La robe nacrée de l’écume, échouée sur le rocher, ferme la coque de la pinne marine. Le verre du vent est brisé » (p.59)

« Lorsque la nuit arrive sur la colline par-dessus la ville, les arbres se divisent en gardiens aux visages divins et démons sombres qui s’arrachent à la bienveillance des promeneurs tardifs » (p.62)

« Les branches nouent des nids avec les vents d’automne. Elles tissent des brouillards » (p.66)

« La nuit s’évapore des verres, elle vide et comble les manquements » (p.67)

  La présence proprement humaine (y compris celle de la poète) est comme résiduelle, débris, reflet ou relent ironico-tragique d’une activité située ailleurs. Chez l’auteure même, seul le corps paraît dire « Je »; et, dans le monde, ce ne sont pas tant les choses que les éléments généraux (le vent, le sel, la rosée, la portance, la déclivité …) qui sont sources, moteurs et relais  de présence – leurs phases, transitions et influences sont les vrais gestes du réel. D’un côté, donc, l’humain, comme abonné aux effets secondaires, ou confié à procuration, fait logiquement triste figure : « L’image d’un saint recouvert de toiles d’araignée » (p.95), ou « À l’intérieur, les photographies s’observent » (p.59), alors que par contraste les pures forces de matière et lumière tiennent la barre, et assurent l’intendance :

« Un peu de sel sous les doigts, une trace de rosée. Tu n’es pas là, mais tu réponds quand même » (p.63) 

Même les reliefs en creux (comme celui d’un puits !) travaillent, déplacent les forces de passage, impriment comme d’inédits sillons sonores dans l’air lumineux:

« Le puits aspire toute chose fragile et brisée, déposée sur son seuil. Il absorbe le bourdonnement d’abeilles. Assourdit les cris d’oiseaux et le bêlement des brebis. Rapproche les résonances d’une mer invisible » (p.77) 

Un esprit rude, complexe et fin. Une ode paradoxale à l’adversité, comme chez Tarkovski (elle va comme se réjouir, pour la nature, de ses « gestes contre nous », p.22 !). Un infaillible discernement physico-physiologique, qui aurait pu faire d’Andriana Škunca une froide ou intraitable espionne du réel, mais qu’une bienveillance supérieure a portée au service de celui-ci. Une ange réaliste, presque butée – mais si spontanément ouverte à toutes les présences que le repli sur soi est ici cosmique. Son esprit ne semble être là que pour compléter la nature d’une animation d’appoint : elle se tient, pour le dire familièrement, comme une dévouée spécialiste d’effets spéciaux, au service exclusif d’Ėole, Pan, Pomone, Artémis, Poséidon ou Coré… Et des accents géniaux, comme dans cet étonnant autoportrait de l’usure, où la marche des vieux est celle même de la vieillesse qui marche en eux :

« Visages tirés sur les os fissurés, les vieux s’engagent vers leur marche silencieuse. Ils couvrent le chemin qui de plus en plus les découvre.

Les ombres les quittent doucement, ils retirent leurs antennes marquées. Détachées, elles s’allongent dans leur propre poussière.

Le temps égratigné par de vieux seuils presse. Il assèche les murs et ceux qui ne sont plus là.

Les pas raccourcissent entre les maisons vides. La mémoire détaille les pertes » (p.32)

©Marc Wetzel