Chronique de Marie-Hélène Prouteau
Gilles Lades, Ouvrière durée, éditions Le Silence qui roule, 99 p, mars 2021.
La durée, second mot du recueil. Le titre frappe d’abord par son étrangeté. Il fait signe par l’étymologie oubliée du mot « ouvrière » vers opera-œuvre et prend sens dans cette belle image qui en redouble l’origine :
« tu visites seul
l’œuvre en cours du monde
et de la parole en toi ».
Un être vieillissant chemine, seul, « en une brassée de chemins », selon le titre d’une des cinq parties du livre. Il est beaucoup question dans le recueil de chemins, réels ou spirituels -tel celui montré par la mère du poète- spatiaux ou temporels. La saisie du monde se fait indissociablement présence au temps. Une voix s’interroge, se souvient, se parle à elle-même. Tantôt Tu tantôt Je, elle dit ce qui demeure en elle du passage du temps. Elle invite à se fondre complètement dans la beauté du paysage réel et des saisons et à prêter attention aux choses les plus simples qu’il faut désormais apprendre à perdre :
« Il faudra laisser l’art du bûcheron
l’arbre qui tombe
après être resté un moment
blessé à mort »
Il s’agit de faire resurgir le passé familier de ce monde du poète ancré dans sa terre, peuplé de souvenirs d’enfance, de paysages aimés -ceux du Quercy sans qu’ils ne soient jamais nommés. Collines, vignes, châteaux, murets de pierres, lieux souvent désertés qui semblent par contrecoup des miroirs intemporels où se lit notre précaire condition. Gilles Lades est en symbiose avec eux et entretient un rapport électif élémentaire. Le sentiment authentique d’une nostalgie : « où sont les voix amies / capturées par l’écho des barques ? ».
L’âge de la vieillesse est là, c’est celui de la perte, inéluctable. Celle des proches, des amis : « le malheur vaste comme un ciel / déguerpis les amis / annulés les beaux jours ». Perte aussi vécu dans le corps qui fait l’expérience du négatif, de la « force » qui déserte, de l’« abandon » et de la « vigueur usée ».
L’agencement verbal déroule les réminiscences d’hier, les impressions sensorielles d’aujourd’hui en un mouvement intérieur tramé de plusieurs durées. « L’arôme brusque d’une menthe », est-ce hier ou aujourd’hui ? C’est un regard éminemment mélancolique qui est porté dans ce jeu subtil des temps de verbe, l’imparfait donnant un rythme à certaines pages du recueil et notamment aux poèmes consacrés à l’enfance :
« Tu étais attentif au doux fracas des âmes en travail »
Le temps du passé alterne avec le présent de la pérennité de la nature :
« Les chemins les champs et les bois
ont le même âge »
L’écriture se fait promesse sensitive autant que méditative, mais toujours sans grands mots, :
« Printemps
profusion douce
de feuilles en gésine »
La durée est ressentie comme ambivalente, passage du temps et dégradation mais également épaisseur de vie donnée, « oeuvrant » avec le matériau des souvenirs, des rêves, des évocations du présent. Le regard qui se retourne sur la vie près de s’achever s’enserre dans plus grand que soi. Dans la filiation des aïeux qui, de poème en poème, accompagnent. Dans la transmission portée par le geste symbolique si poignant de la mère confiant une feuille au vent pour le fils. La fugacité de l’existence relie ainsi paradoxalement à une autre dimension, donne accès à un autre temps. L’« ouvrière durée » s’illumine de ce qui passe et de ce qui reste, de ce qui meurt et de ce qui dure. Ainsi se mêlent en un même flux le « pâle brouillon » retrouvé de l’aïeul, le souvenir du bruit de ses sabots, le jardin devenu « friche », l’écriture d’un poème, l’absence de l’épouse au jardin, la promenade au village. Cette profondeur de champ temporelle chez Gilles Lades donne à son poème une lumière intérieure inattendue.
À ce temps qui commence à manquer, Gilles Lades choisit d’opposer « le goût de vivre », soutenu par l’enfant en lui qui ne désarme pas :
« demeure l’écolier
de l’ombre et de la lumière […]
redeviens l’enfant »
C’est cette tension entre le sentiment de perte liée au vieillissement et le désir de vivre qui traverse de façon remarquable ce recueil. Comme si la dualité au cœur du recueil entre vie/mort, vie qui s’achève/ vie qui dure, présent/passé était source d’un regain malgré cette entrée dans l’hiver de la vie. La partie du recueil intitulée « Personnes » présente une suite de figures simplement désignées du terme « l’homme », qui atteignent à l’universelle dimension de ce qui nous attend.
Reste, sur ce dernier chemin, l’écriture comme ultime planche de salut, permettant de conserver par-delà les « paroles usées » « le germe étrange qui nous sauve ». « il n’est qu’un chemin / celui du mot ». Une analogie s’établit entre « l’œuvre en cours du monde » et le « labeur » des mots dans le carnet où se prépare le poème, à son rythme. Cette image intérieure du plus ténu d’une vie nourrit en profondeur le chant de lucidité tendre et triste qui est la marque de ce beau livre.
©Marie-Hélène Prouteau