Chronique de Nadine Doyen

Jean Chalon, Dames de coeur et d’ailleurs, La coopérative (19€ – 240 pages) Mars 2021.
Si Claire Fourier déclare « ne compter que les heures heureuses », Jean Chalon a adopté un viatique quasi semblable : « je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses ».
Jean Chalon ayant travaillé à la rubrique du « Figaro littéraire », comme Bernard Pivot, il a connu de nombreuses personnalités dans le milieu. Par ailleurs ses biographies ont remporté un franc succès. Dans cet ouvrage, dédié à celui qu’il appelait « son soleil », il ressuscite des écrivaines qu’il a connues, lues, fréquentées, admirées, d’où les anecdotes croustillantes qu’il a cueillies.
Il décline une galerie d’une quarantaine de portraits féminins, enrichie de collages, de photos.
Difficile de les citer toutes. Des femmes généreuses, mondaines, certaines aimant le divin nectar apprécié aussi d’Amélie Nothomb, d’autres dotées de l’art de recevoir.
Il a même correspondu avec celle qui ouvre le bal, Natalie Barney, une éternelle conquérante devenue son égérie. Le biographe se remémore leurs rencontres en tête à tête. Lors des soirées qu’elle organisait, il a connu la princesse Bibesco qui l’a invité à son tour et lui a confié un flot de souvenirs ! Le journaliste s’est improvisé secrétaire et a été chargé de trier la correspondance de l’Amazone. On trouve ,insérée, une lettre de celle-ci à Apollinaire et la réponse de ce dernier déclinant l’invitation.
Il a participé aussi aux réunions dans le salon bleu de Verrières, organisées par Louise de Vilmorin, « une Sévigné du téléphone », que Jean Cocteau surnommait « Radio Loulette». Il a endossé le rôle de page, « d’escort-boy » pour des sorties au théâtre, des vernissages, des cocktails ! Mais cela semblait insupporter Malraux. Jalousie ? Le confident de ces dames divulgue d’autres témoignages concernant « le papillon et l’éléphant », glanés lors de déjeuners avec Pierre Bergé ou auprès de Iolé, la gouvernante de « l’hermine ».
Il a fait partie d’une société plus secrète fondée par Josée Chambrun, aux invités prestigieux.Une maîtresse de maison hors pair, qui lui livrait trois mirabelles tous les ans !
Il a eu également le privilège d’accompagner Florence Jay-Gould à Séville, lui l’hispanophone.
Ce jeune homme charmant (voir photo page 187), qui rédigeait reportages, interviews, critiques, devint un des dévots d’Anaïs Nin, « la sobre sylphide » célèbre pour son journal, qui se distinguait par sa grâce.
Son ami Karl Lagerfeld le mit en garde : « Il vaut mieux ne pas fréquenter les monuments », lui confia-t-il, après l’ émission radio à laquelle le biographe de Chère George Sand était convoqué en même temps que Sagan, une rencontre sans lendemain !
Jean Chalon, sensible à la poésie de l’irremplaçable Anna de Noailles, à « sa prose pleine d’harmonie », porte ses publications aux nues. Quant à son idole Colette, il se glisse dans sa peau et imagine la réponse qu’elle aurait pu adresser à Cocteau, avec un tel brio que l’on croirait entendre « la scandaleuse » en personne !
Autre déesse incontournable : Lola Florès, la chanteuse-danseuse andalouse qui a ensorcelé l’étudiant qu’il était à Barcelone ! L’admirateur inconditionnel lui a d’ailleurs consacré une hagiographie et le diariste cite une page de son Journal de Paris où il revient sur sa rencontre inespérée avec « La pharaonne » qui l’avait tourneboulé au point de prendre un calmant !
Beaucoup de ces femmes, de ces déesses françaises ou étrangères, volages, certaines lesbiennes, furent des séductrices, à l’exception de la poétesse Marie-Noël dont le compagnon était Dieu.
Cette fréquentation assidue des « dames » lui a attiré les moqueries de Karl qui se demande, comme d’autres, « s’il n’est pas lesbien lui-même » ! Des dames « au coeur tellement anglais », d’autres « au coeur innombrable ». Quelle vie riche et intense !
Revenons à la photo en couverture, car en arrière plan se dresse le Mont Ventoux si cher à Jean Chalon ! Violette Leduc, qui venait de s’acheter une maison avec vue sur « ce phare protecteur », l’aura-t-elle idolâtré, elle aussi ? Ses tenues extravagantes ont fait couler l’encre ! Voici l’auteure de La Bâtarde devenue déesse de la mode.
Le natif de Carpentras, l’adorateur du Ventoux, croque ses amies provençales sans oublier les femmes de sa famille et ne cache pas sa préférence pour sa sœur aînée, Juliette, qui a été comme une seconde mère, le veillant quand il était malade. Une marraine bien-aimée, qui l’intriguait par sa façon de soigner sa peau : « elle mettait des rondelles de concombre sur son front, se frottait les joues avec des fraises ». Douze années de différence. Pieuse, elle lui a enseigné le catéchisme en vue de sa première communion.
« Yette » a endossé aussi le rôle de sœur de lecture, aiguisant sa curiosité, l’initiant à la littérature jeunesse, une porte ouverte sur la comtesse de Ségur …
Touchante scène de les imaginer lire « main dans la main ». Elle a ainsi contribué à développer très tôt, son goût pour la lecture. C’est elle qui lui a mis dans les mains les Claudine de Colette et les aventures d’Alexandra David-Neel. Ces livres ont dû provoquer le déclic de la vocation de Jean Chalon ! D’ailleurs depuis, il rend un culte permanent à Colette, et avoue ne pas concevoir sa vie sans elle. Il célèbre aussi Pauline Tissandier, dévouée et méritante gouvernante de la baronne de Jouvenel.
Le résident de Batignolles consacre des pages à celles qu’il a croisées au square de ce quartier, qui « a gardé quelque chose de provincial ». Il peut être fier d’avoir été reconnu comme « l’ami des arbres » par l’académicienne Marguerite Yourcenar en qui il voyait justement un arbre ! Toutefois, il commit un impair qui « lui valut une volée de bois vert » !
Un des atouts de cet ouvrage, c’est qu’il peut se lire selon ses attirances, des personnalités des plus célèbres aux noms inconnus. Autre plus, si vous êtes gourmand, vous pourrez confectionner la recette d’un entremet au chocolat, crée par Mapie de Toulouse-Lautrec (1) devenu « le gâteau de Jean Chalon, le péché mignon du « mémorialiste » !
Notre hagiographe peut se targuer d’avoir dans ses archives des photos rares, précieuses, aux côtés de ses égéries (Anaïs Nin, Louise de Vilmorin…) ! Ce qui enrichit la lecture.
Jean Chalon livre un aréopage époustouflant qui permet de faire découvrir ces femmes exceptionnelles dont les noms/ont traversé le siècle/sont gravés à jamais. Époque révolue !
Une invitation à lire ces écrivaines mais aussi l’auteur, à la bibliographie impressionnante.
Merci à lui d’avoir ouvert son tiroir aux souvenirs, émaillés d’humour. Par cet ouvrage, il paye sa dette envers toutes celles qui lui ont prodigué des trésors de sagesse, l’ont pris comme confident, lui ont accordé des voluptés d’amitié. On en jalouserait ces privilèges !
(1) : sœur de Louise de Vilmorin , connue pour ses chroniques culinaires
©Nadine Doyen