Une chronique de Marc Wetzel

Anne ROTHSCHILD – Au pays des Osmanthus – Frontispice de Sylvie Wuarin – Éditions Le Taillis Pré, octobre 2020, 104 pages, 14 €
« Dans mon enfance (Anne Rothschild, poétesse et plasticienne belgo-suisse, est née en 1943), mes parents ont vécu en Chine, sans que je puisse les accompagner. Depuis, j’aspirais à découvrir ce monde peuplant mon imaginaire. En 2018, le voyage s’est concrétisé, donnant lieu au récit de ce périple initiatique, né de la confrontation entre images du passé et Chine d’aujourd’hui« . Le petit texte de la 4eme de couverture dit fidèlement ce que cherchait (et nous fait trouver) ce recueil.
Plus précisément, montre la page 12, son père – diplomate belge – y a vécu de 1944 à 1950; sa mère ne l’avait rejoint qu’en 1948, « rapatriée malade au printemps 1949, lors de l’arrivée des communistes« . Alors confiée à ses grand-parents paternels bruxellois, la petite fille attend les cartes postales d’une mère malheureuse partout, et d’un père heureux ailleurs. Soixante-dix ans plus tard, la visite d’un sanctuaire fait revenir le temps de l’abandon :
« À travers un portail, un rayon de soleil illumine la face dorée d’une déesse. Guanyin, mère de la compassion, ouvre ses mille bras au dévot. Je reconnais en elle la statue en bois peint de la maison de mes parents. Enfant, je déposais à ses pieds mes chagrins. J’aimais ses longs doigts gracieux, ses paupières baissées sur un secret. Une colombe nichait dans sa chevelure. Sans doute venait-elle combler l’absence d’une mère toujours en fuite. La menace d’un père trop exigeant » (p. 50)
Ce contexte n’est pas anecdotique, pour trois raisons dont la poète travaille la profondeur. D’abord, nous dépendons du passé de nos proches (de nos parents d’abord, bien sûr), qui est le secret de leur perspective : nous ne pouvons pas aller directement là d’où eux-mêmes viennent, et puis leur aventure de vie nous est d’autant plus inconnue qu’elle s’est souvent modifiée (voire interrompue) pour permettre la nôtre. Même égoïstes, ils se sont suffisamment effacés devant notre venue pour nous masquer leur devenir spontané; nous nous faisons rarement (et laborieusement !) touristes de leur pays intérieur. Pour comprendre un peu leur patrie objective, il faut douloureusement aller là où ils nous ont fui. La nostalgie se mêle alors d’une générosité qui rend à l’autre la liberté même dont il s’est privé pour nous (ou celle, au moins, qu’il s’est culpabilisé de poursuivre). La gravité souriante du recueil s’en ressent.
Ensuite, ce pays de la vraie liberté du géniteur est la Chine. Pour notre très européenne poète, c’est le grand écart. Malgré l’admiration culturelle, c’est la vie des antipodes qu’elle rencontre. Elle a beau noter, émue, une étrange proximité des traditions chinoise et juive (p. 48-49), (« même respect du texte, même culte de la connaissance« , même longue histoire, même sens de la famille, même « rapport à l’argent dénué de culpabilité« , même souplesse diasporique, même intelligente patience devant la multitude sacrée de règles d’action et de vie), la vie chinoise réelle surprend l’auteure, qui s’en laisse honnêtement déstabiliser. On sent pointer des doutes centraux, comme : que deviendraient mes convictions fondamentales si ma conscience avait dû se forger ici, socialement et matériellement ? que deviendraient mes désirs – et ce qu’il me reste de vocation – si je devais habiter désormais ici jusqu’à la mort ? quelle objectivité exiger de soi quand le destin de ce peuple fait d’elle un luxe délicat, plus ambigu qu’on pensait, moins mérité d’office qu’on n’imaginait ? Des attitudes d’esprit qu’on blâmait à part soi (la passivité, la paresse d’esprit, l’hypocrisie) s’expliquent soudain autrement – comment discipliner tant d’impulsions sans large recours à l’abstention ? comment limiter ses illusions sur les dieux ou sur les voisins sans se fermer d’autant à la comédie d’autrui ? ou comment cacher sa méfiance sans la fondre dans une stricte étiquette expressive ? Même la soumission à l’arbitraire (« Partout des contrôles d’identité, de sécurité. La présence de la police est continuelle, sur tous les fronts » p. 57) que signale l’auteure à ses hôtes d’un soir quand elle est assurée de pouvoir « parler sans contrainte« , s’éclaire autrement : un Pouvoir qui prend toute la responsabilité sur lui est-il pour autant irresponsable ? Comment juger de la folie des chefs si l’on doit d’abord sans cesse déminer la sienne propre ? Si « l’absence de spiritualité, qui règne même dans les temples où les prières semblent poursuivre un but purement matériel nous interroge« , l’athéisme superstitieux (qu’évoque Elie Faure à propos de l’âme chinoise) n’est-il pas la meilleure prévention du fanatisme religieux ?
Enfin, Anne Rothschild use de ce pèlerinage tardif pour mieux faire la part, en elle, de l’écrivain et de la plasticienne. Si elle admire ce qu’elle voit s’exécuter devant elle dans un atelier de calligraphie, ses notations restent incisives (ironie et bienveillance viennent ensemble quand un artiste content de lui signale, sans rire, que « le poème » (par lui calligraphié) « a été écrit par le ministre des Transports » (p. 45). Elle restitue, si l’on peut dire, autant dans l’espace que dans la langue, les formules d’autrui, comme celles de la guide Estelle (p. 64) : »Les Chinois mangent tout ce qui vole dans le ciel, sauf les avions. Tout ce qui nage dans la mer sauf les sous-marins. Et tout ce qui existe sur la terre, sauf la table …« . Mais c’est la propre attitude créatrice de l’auteure qui sait s’instruire d’elle-même dans ce qu’elle observe là-bas. L’impression du lecteur est qu’Anne Rothschild a l’humilité de ne jamais formuler plus que ce qu’elle en pourrait dessiner, mais aussi l’exigence de ne pas écrire moins que ce qu’elle devine : l’anecdote littéraire suit le flair figuratif, comme on voit ici (« Des dragons taillés d ans la pierre, véritable dentelle – le sculpteur était payé en fonction du poids des déchets … » p. 77), ou là – dans un entrecroisement plus malicieux et instructif encore (« Les portes en bois sculpté ornées de scènes mythologiques exquises. Elles ont été sauvées du saccage des gardes rouges, grâce à l’idéogramme Mao, qu’un homme avait eu la clairvoyance de peindre sur les panneaux« ).
Tout cela forme un ensemble fin et drôle, mais avant tout intègre et profond. L’auteure veut comprendre (elle sait que le droit d’ignorer ne s’excuserait que chez le pauvre et le déclassé, non chez elle) et, clairement, la régression n’est pas son fort (« Et si, comme l’ombre portée des montagnes, le passé n’était qu’un reflet insaisissable, un manteau de ciel dont il fallait se défaire pour tâter le pouls du présent ? » p. 27). Elle dit ce qui est (il pleut presque partout, les oiseaux ne chantent presque plus jamais, les routes sont presque toujours rugueuses …), résume (p. 40) les limites taoïstes de son exploration (« la voie est un gouffre sans fond« ), avoue l’incurable divergence entre la charge attelée d’une vie et la santé native des choses (« Mon souffle de plus en plus court. Le coeur s’emballe et cogne contre ma poitrine. J’étouffe. Le poids des ans m’écrase. L’air saturé d’humidité se mêle à ma transpiration. La terre dégage une odeur puissante de nature en rut » p. 67). Mais elle espère à juste titre avoir utilement pensé, et contribuer ainsi à rendre mieux observable ce dont nous dépendons :
« Dans ce « voyage sans contrainte » dont parle le Tchouang Tseu, ai-je réussi à composer avec les images qui habitaient mon enfance ? À lâcher les amarres ? À m’ouvrir au silence des signes indéchiffrables et au lointain de ce monde ? »
© Marc Wetzel