Paul Mathieu, D’abord un peu de jour, Éditions Estuaires, 2019, Luxembourg.

Un quotidien partagé

Lecture de Paul Mathieu à la lumière de François Julien 

par Michèle Garant

Le récent recueil de Paul Mathieu (D’abord un peu de jour, Éditions Estuaires, 2019, Luxembourg), met en mots l’expérience d’un temps suspendu, à l’occasion d’un voyage et d’un retard ferroviaire. Heureux retard que celui qui est vécu par le poète, ouvrant notre regard de vie ordinaire à un inouï de l’existence !

Une lecture de l’essai philosophique de François Jullien (L’inouï, Grasset, 2019) nous conduira à mettre en résonance quelques phrases du poète et du philosophe.

c’est étrange

cette volée de mouettes 

qui

soudain

se pose sur le fleuve

sur le gris du fleuve

comme si (…) 

Un écart est opéré, un décalage, un déplacement à partir de la perception d’un vol de mouettes et du fleuve qui coule. Singularité d’éléments qui sortent de leur ordinaire, où une journée vient reprendre des forces, où un poème coule. C’est ce type d’écart sans doute qui rend possible l’écriture et la justifie.

un moment avant le départ

le temps s’arrête juste assez

pour que d’un coup la grande aiguille

de l’horloge accomplisse son 

bref travail d’aiguille (…)

Et le poète parvient – avec l’horloge, ô paradoxe suprême – à suspendre le temps, nous donnant même la manière d’y parvenir (le fait d’y être tout entier absorbé par le regard peut communiquer la fixité de l’objet à la vie qui s’y est prise). Nous restons en suspens, au point limite de la minute, au point même de son surgissement. Le poète nous ouvre ici à une éthique de l’existence et de son questionnement.

Plus tard dans le wagon, nous décoïncidons de nous-même et de nos adhésions satisfaites, muettes et résignées.

on n’a beau n’entendre

que le bruit 

de notre propre respiration

l’air semble toujours pluriel

comme sur

ces vitres où 

on croit voir

son image

&

une autre 

derrière elle 

là (…)

Il n’y a plus de ligne et de présence claires dans lesquelles tenir une pensée. L’expérience est plurielle, dans un jeu d’images différentes et semblables à la fois. La pensée est mise en doute, même le sens s’inverse.

sur la vitre encore

voilà une main qui écrit

de gauche à droite

&

dans l’autre sens

Heureusement, pour notre bonheur la main écrit, et la symétrie inversée qui ouvre le jeu nous désoriente et nous déroute, malgré les rails parallèles et les étapes ferroviaires programmées.

François Jullien dans son essai évoque une description soulignant la banalité d’un paysage, en même temps que l’inouï trouant cette banalité indifférente. Dans cette description le narrateur (il s’agit ici en l’occurrence de Marcel Proust) capture à travers la fenêtre, à l’arrêt d’un train en pleine campagne, une lignes d’arbres et ses contrastes de lumière. Une rangée d’arbres que Marcel Proust trouvait ennuyeuse à observer et à décrire devient porteuse de félicité lorsqu’elle est reconnue et décrite par et dans la sensation présente !

Chez Paul Mathieu aussi le wagon s’immobilise / en lisière d’une / friche industrielle. Peu importe le lieu ni l’heure.  L’ouverture est dans le regard, que le registre soit celui d’une nature des hommes ou d’un non-lieu habité de ferrailles.

(…) dans ce monde de tôles

& de ferrailles fanées

des détails mériteraient

sans doute mieux 

qu’un coup d’œil

distrait

dépité

Paul Mathieu nous partage les images captées par la fenêtre. Le train avance, avec des flashes de lumière, et le regard qui zoome nous fait entrer en même temps dans l’épaisseur du monde, jusqu’à la bille et la promesse d’un pied d’enfant.

l’œil emprunte au paysage

quelques fragments épars :

un groupe de sapins

& son glas d’oiseaux noirs

des taches de lumière

sur un étang mordu de givre

le crapaud muet

au creux de l’herbe

la bille d’agate perdue

un jour d’école buissonnière

et la promesse d’un pied d’enfant (…)

Les déplacements de regard de Paul Mathieu sont sans nul doute d’un autre registre que les « sauts d’harmonie inouïs » et les « dérèglements de tous les sens » rimbaldiens. Ses écarts sont parfois minuscules, d’apparence modeste ( savoir où l’on va / savoir où va le poème / Comment le pourrait-on / quand on ignore même / d’où tout cela vient…). Mais le regard qui se déprend des évidences et des habitudes prend le risque d’aller au delà du convenu et des prudences. Il ne se laisse pas assimiler, il piste la sensation têtue où

on ne voit plus qu’un enfant

tendre la langue pour attraper

quelques flocons de neige

qui de fondre ne fondent rien

qu’un picotement rapide

crû jusqu’à plus soif

& qui finit par être de n’être plus

Il dégèle nos regards convenus, et nous aide à retrouver –felix mora– la résonance de l’existence, à travers la décélération du train des habitudes. 

©Michèle Garant