Une Chronique de Marc Wetzel
Raymond PRUNIER – Poèmes 14-18 – Editions La Porte – 4eme trimestre 2018 (non paginé, disponible, selon la singularité de cette collection, par abonnement ou commande*)

« Non ce n’est plus le temps des meurtres appuyés d’artillerie
Les saisons sont revenues
Nous n’irons plus au bois massacrer les cousins
Au Chemin des Dames roule la paix
Enfin »
Un siècle après, par petites touches incisives et sensibles, un auteur contemporain restitue, plutôt que les malheurs de la Grande Guerre, les folies, les ruines intimes, de la condition combattante d’alors.
Il est ainsi, pour nous, à la fois le soldat et devant lui ; il passe de la dernière missive reçue aux parents (mère, père, fiancée) du mort ; il est dans les endroits que quelqu’un ne connaîtra plus, les moments qu’il ne partagera plus, et, en même temps, un homme encore vivant dans les tranchées regarde avec nous la guerre en cours, ignorant de quel côté du deuil l’armistice le trouvera. Ce n’est pas un pacifiste (une vie est la seule arme d’être, qu’on doit pouvoir défendre), ce n’est pas un belliciste (la guerre réserve à ses servants une dignité de taupes, et détruit toutes les fins dont elle se targue), c’est un combattant qui médite, qui réfléchit sans faire d’histoires ni s’en raconter.
Il se sert des rares atouts de la guerre (l’extrémisme naturel, la mise à nu du destin, l’égalité d’insécurité) pour penser aussi loin et fortement qu’elle : il tend sa volonté, défie son imagination de rivaliser avec ce qu’il voit, fait une sorte de grand ménage d’automne dans sa mémoire, affine son intelligence pour lui donner la minceur d’une ombre-témoin. Ce combattant rétrospectif, qui vient offrir comme une lucidité posthume aux millions qui, parce que morts, resteront du camp des combattus, est un poète étonnant, vif et miséricordieux, qui redonne, en mains propres, les terribles clés de la guerre aux insoucieux héritiers de la paix, ses lecteurs, rappelant :
« Pas d’armistice pour les bousculés »
Tout est ici caractérisé de la monstrueuse rationalité de la guerre : une méthode à tuer des résultats, à couper les souffles, à égarer la vérité, et d’abord bien sûr à flétrir et brûler les idées :
Tout l’est aussi de sa croissante imprévisibilité : même quand il y a des règles de guerre, il n’y a pas de limites dans leur usage, puisque chaque camp ne finit utilement une guerre qu’en forçant la reddition sans conditions de l’autre :
Tout l’est encore de la paradoxale santé de la guerre, de l’inépuisabilité de ses ressources mortelles : si chaque homme n’a jamais que six litres de sang à perdre, plusieurs années s’ouvrent aux généraux pour que des millions aient achevé de s’en vider.
« Solange
Chère femme
Dis aux petits que je marche vers le front de la loterie majeure
Ils comprendront (…)
Je vois notre passé
Si je tire le gros lot (promis)
Nous irons pique-niquer là-haut
Soyez patients
Il viendra bien le temps de la guerre démodée
Elle dégoûte tellement
Avec ses bottes ses rats sa boue ses effluves folles
Dans cent ans je le jure ils auront nos crimes en horreur
Pour le bébé que tu attends
Attends
Ne l’accouche pas trop tôt
Ce monde ne le mérite pas encore
Quand il viendra (avec la paix)
Il sera le seul ange du temps de grâce très pure
En attendant
J’entends le claquement des culasses
Il est douteux que je t’embrasse un jour prochain »
Les « fantômes » qui reviendront ne veulent ni hommage rendu ni dépôt de gerbes (une gerbe est absurde comme une botte d’ombres, obscène comme une giclée de chrysanthèmes) mais réclament simplement qu’on rende autant qu’il dépend de nous la vie aimable, qu’on dilate la perfection disponible :
« A peine nommés par vos mères vous fûtes expédiés chez les ancêtres
N’ayez crainte nous allons vous rendre hommage et déposer des gerbes
Mais non disent-ils tour à tour
Et la rumeur de mille voix enchevêtrées
Fait fuir d’un coup tous les corbeaux
Comprends enfin notre retour qui te dit de rire
– Les mâchoires encore encombrées de glaise et de craie
Soudain me reprochent mes chagrins et ma peur de l’hiver –
Danse clament-ils danse sur les ombres très obliques de nos croix qui prennent la terre entière
Rougis les radis jaunis les blés
Croque les pommes du temps
Explose de joie simple
Vis
Et ton hommage de novembre vaudra toutes les fleurs »
Il y a l’humanité minimale que la guerre rend inimaginable, comme les impossibilités objectives qu’un tortionnaire puisse caresser, un violeur inspirer confiance, un mitrailleur prendre en compte les mérites ou arranger les choses. Alors, le reclus des tranchées rêve, pour plus tard, de sa douceur, de sa loyauté, de sa délicatesse jurées de candide (!) survivant :
« Tu seras ma marquise
Je prendrai le temps de toucher nos peaux à travers les tissus »
« L’horizon au bout des bras nous irons cueillir les violettes de mars et d’avril désarmés
Tu murmureras
Ne marche pas si vite
Je ferai comme tu dis »
« (Leurs consolations je n’en veux pas)
Je veux tes yeux
Vivre à la lumière de ton estime
Être libre avec toi »
La consolation est impossible, chante Raymond Prunier, quand de l’avenir est mort pour rien ; le désespoir est dépassé quand tombe celui dont l’espérance était plus jeune, plus pure, plus légitime que celle même des endeuillés. Une compassion normale échoue à supprimer les causes du chagrin qu’elle considère, mais la pitié extraordinaire du champ d’honneur doit oublier le défaut de toutes causes, et s’arranger avec ce qu’elle ne peut même pas concevoir :
« Un Père.
Il avait fait cent mille pas
Il avait même tenté de dormir deux cent nuits
Depuis la seconde où il l’avait appris
Mais il était resté sur la place à jamais
Debout
Stupéfait
Granitique (…)
Quand le maire avait osé dire – neutre féroce grave –
Il est mort ton gars ton soldat
D’autres mots s’étaient bousculés
Héros médaille champ d’honneur
Il avait repoussé le maire des deux mains
Il avait senti qu’il n’oserait plus dire
Mon fils (…)
Il avait fallu ensuite
Rouler une cigarette acheter le journal boire avec femme et amis
Toutes choses à jamais impossibles impossibles impossibles »
Ce dense recueil (une quinzaine de courts textes, on le voit, profonds et nets) pose, sans concepts ni emphase, des questions vraiment essentielles : comment empêcher la guerre (avec sa liberté de détruire, son égalité de spectres et son impitoyable fraternité d’armes) de ridiculiser, en nos cœurs, les valeurs de la démocratie ? Comment empêcher la religion de revenir prétendre, par compensations surnaturelles, qu’à la guerre on ne meurt pas historiquement pour rien ? En nous rendant, par sa force des choses, hyperadultes devant la mort, la guerre ne nous fait-elle pas régresser en irresponsables et puérils vandales de la vie ? Comment enfin désamorcer la fatale leçon d’immoralité (que le meilleur nuise et que le pire gagne ! Qu’advienne exclusivement et comme industriellement un Inconnu qui nous veut du mal !) de la condition guerrière ?
Il y a chez Raymond Prunier (dramaturge et traducteur, né en 1947) – je dis crânement mon admiration – la magnifique ingénuité d’un Apollinaire, le courage nu d’un Péguy athée, l’âpre et inventive sollicitude d’un Pierre Garnier (autre germaniste, autre type bien et lui aussi humaniste inconsolable). Parmi nous, donc, un poète libre, lucide et bon – qu’on est surpris de découvrir et content d’aimer.
© Marc Wetzel
* Yves Perrine, Editions La Porte – 215, rue Moïse Bodhuin, 02000 Laon
Un petit texte -non corrigé- en soutien de l’œuvre de Raymond Prunier…
D’ICI LES MURS.
Voici l’écran feuille blanche prête à recevoir
l’encre noire des alphabétiques impressions
tant celles ci s’ouvrent à d’aurores palmiers
en plages improbables de maillots transparents.
Assis sur des fauteuils urbains ont à dire
au décompte fatal des sacrifices vains
malgré tout faudrait-il que d’innocents meurent
dans leurs sales guerres, leurs morts, leurs Opex ?
Dire en ces soirs d’Octobre combien les mots
de ce réseau file dans le temps d’ici mémoire.
Y aura des moutons fermes d’oppositions
aux discours du berger rassemblant son troupeau.
Écran ouvert aux multiples clins d’yeux
faudra relever la tête aux visages des stars
anonymes pleins de glaise et debout.
Encore écrire leurs histoires aux murs d’ici.
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