Une chronique de Lieven Callant
Ishikawa Takuboku, Ceux que l’on oublie difficilement précédé de Fumées, traduit du japonais par Alain Gouvret, Pascal Hervieu, Yasuko Kudaka et Gérard Pfister, Afuyen, 2017 pour la traduction, 90 pages, 14€.
Ce qui ravit dès l’instant où l’on feuillette le livre, c’est la présence des vers en japonais à côté de la traduction française. Suspendus à la manière des branches stylisées d’un saule, les filaments calligraphiés dispensent une beauté végétale à la page.
Entre les deux écritures s’installe un espace frais, fragile qu’aucune traduction ne peut dire ni même effleurer. Les vers deviennent ces fleurs épiphytes qui se suspendent à la brume sans véritablement s’en nourrir mais comme pour attester d’une présence, le souffle poétique.
La principale beauté d’une oeuvre se situe dans cet écart, cette zone de murmures, cette zone de peut-être qu’on nomme parfois saveur. L’art japonais est dans le renversement des valeurs, dans ce qui apparait dans l’ombre à la faveur d’une lumière pure, presque crue. La joie de la poésie est dans ce passage de la forme, du corps à sa version en miroir, en contre-jour, comme inversée.
« Le vert tendre des saules
en amont de la rivière
je le vois comme à travers des larmes »
« J’étais parti chasser les lucioles
au bord de la rivière
– on m’a conduit sur les sentiers de montagne »
« La pluie tombe sur la ville
je me souviens des gouttes
sur les fleurs violettes des pommes de terre »
« La nostalgie
brille en mon coeur comme de l’or
comme une eau pure y pénètre »
Ces quelques tankas repris au hasard des pages témoignent à mon sens de manière évidente ce que je tente de rapporter ici.
Une précision folle, une maîtrise sans rigueur pointe une parcelle de la réalité dans la réalité avec le moins de signes possible, le plus directement et de la manière la plus claire, la plus pure. À cette relative maigreur, à cet énoncé épuré s’ajoute toujours un vide comblé, un lieu en suspension. Lire revient alors à voyager de cet endroit à un autre. D’un extérieur à un intérieur, de l’intime secret qui nous touche de près à ce qui justement se partage ou est partagé. Lire, c’est rêver, libérer l’imagination de ses habitudes. Lire c’est s’ouvrir, se flétrir, se voir renaître. Lire devient un procédé pour méditer l’écriture, pour apprivoiser une nouvelle fois le langage afin de tenter l’union possible du geste, de l’action à ce qu’on a souhaité qu’il rapporte de notre voyage, le voyage de notre âme.
Si une place belle et heureuse est laissée à la brume, dans la brume c’est aussi pour nous rappeler que nous ne sommes que fumées, poussières en suspension et que le pouvoir que nous nous attribuons en pensée par des mots pour des mots ne vaut que pour un instant aussi bref que bien défini.
Quelque chose dans la machine bien rodée vient rompre un équilibre forcément précaire, perturbe l’harmonie. Quelque chose suggère la faille, la faim, la désunion et un besoin urgent de rétablir cet état de quintessence. La brièveté des tankas s’oppose aux longues heures de songes, de souvenirs, de reconquête du passé. La brièveté nous fait à jamais habiter l’instant, nous accorde ou tente de le faire au présent, à la nature exacte des choses.
J’aimerais pouvoir affirmer que de telles préoccupations occupent la plupart des poètes actuels pourtant hélas quelques uns sans doute beaucoup trop semblent se désintéresser de cette double voie (voix), de la possibilité magique d’évoquer sans affirmer, d’entrainer le lecteur dans l’entre-deux monde du poème où les mots se laissent dépasser par les sens, où déborde ce que la langue, le langage ne peuvent définir si ce n’est peut-être en se servant d’un langage dans le langage, codé, secret, magique, rêveur et rêvé. Beaucoup trop de poètes se servent des mots comme on se sert de ses poings, sans nuances, se revêtent d’un habit neuf sans comprendre que s’il brille c’est parce qu’il est usé. Fatigué.
Revenir aux tankas, aller vers les grandes âmes poétiques me permettent d’apprécier ce qui toujours manque aux autres pour franchir le mur du temps. « Certes le tanka mourra. Je ne veux pas faire de la théorie, il s’effondrera de l’intérieur. mais il ne mourra pas d’ici longtemps encore. » écrit Takuboku.

lshikawa Takuboku © Arfuyen
Une notice biographique nous informe de ce que fut la brève vie de ce poète japonais né en 1886 et qui meurt en 1912 d’une péritonite chronique liée à la tuberculose. Beaucoup des tankas repris dans cette édition datent d’une période de production intense en 1908 pendant laquelle Takuboku écrit toute la nuit, par vagues de 141 tankas en quelques heures. Les tankas paraissent une première fois en 1910. L’oeuvre complète de Takubotu comporte huit volumes rassemblant tankas, poèmes, récits et nouvelles mais aussi des extraits de son journal et divers documents critiques sur la vie et l’oeuvre de l’auteur.
En janvier 1911, il écrit à un ami: « Cela ne me gêne pas si pendant quelques jours ou des mois je n’ai pas envie d’écrire des tankas. Cela me laisse indifférent. Mais, parce que je suis obligé de mener une vie quotidienne insatisfaisante, il devient souvent impératif de chercher la preuve de mon existence en devenant conscient de moi à chaque instant. C’est à ces moments-là que j’écris des tankas. Je me console un peu moi-même en changeant le moi en mots et en les lisant (….) Tu vois, même si j’écris maintenant des tankas, je souhaite devenir un homme qui n’a pas besoin d’en écrire ».
Enfin Takuboku relève ici l’effet thérapeutique de la poésie d’une manière qui m’interroge. Qui voudrait ne pas avoir à écrire des tankas, de la poésie, si ce n’est ceux à qui elle offre certes d’exister, d’en avoir une preuve écrite si je puis ainsi m’exprimer mais qui leur confère par la même occasion une lucidité peu commune d’eux-mêmes, de la vie qu’ils mènent, du monde qui aura toujours ce besoin brûlant de poésie pour être quelque peu vivable?