Une chronique de Sonia Elvireanu
Michel Ducobu, Un Belge au bout de la plage, nouvelles, réédition, les éditions M.E.O. 2018, 172 pages, 16€
Une réflexion sur l’aliénation de l’être humain
Poète, nouvelliste, dramaturge, critique littéraire et d’art belge, Michel Ducobu pose son regard sensible et interrogatif sur le monde pour y réflechir avec finesse et en profondeur. Sa prose, de même que sa poésie, dévoile son goût du paysage et de la réflexion, ce mélange naturel qu’est la vie entre le sublime et le tragique. Ses plus récents livres, Un belge au bout de la plage (nouvelles) et L’âme de la main (poèmes) l’attestent pleinement.
Un Belge au bout de la plage, publié pour la première fois en 2007, revu et augmenté d’une nouvelle (La femme qui frôle) a été réédité par les éditions M.E.O. en 2018. Il propose au lecteur en dix-neuf nouvelles, autant de séquences de réalité quotidienne, une méditation lucide et ironique sur le côté tragique de l’existence.
L’écrivain focalise sa narration hétérodiégétique, parfois homodiégétique, sur la condition d’exilé de l’individu (peu importe l’origine ou l’âge) qui ressent l’aliénation dans la métropole. Le personnage masculin, à travers lequel on perçoit le monde, est captif soit d’un élément extérieur (la ville, la profession, le système administratif), soit de sa propre intériorité (le rêve, l’obsession, la mémoire).
Les textes courts, mais épais, parcourus par des inflexions poétiques, surprennent le monde dans ses contrastes frappants, dans des instants qui perturbent violemment l’existence quotidienne par des expériences-limites, qui poussent les personnages à des actes extrêmes: révolte (Le piéton impénitent, Un chien de ma chienne), crime (L’amanite aiguë, L’oeil de Caïn, L’homme qui tourne), suicide, mort (L’ellébore, Si ce n’est toi, c’est donc ton frère), folie (Le piéton impénitent, L’homme qui tourne) ; ou provoquent des névroses (La déviation, Le sifflet).
L’événement, banal en soi, a des effets psychiques bouleversants, dévoilant l’isolement, l’aliénation, l’humiliation, le vide existentiel, qui ne peuvent plus être supportés. La vie n’est lumineuse que dans ses instants de rêve et d’illusion, conservés par la mémoire affective. Deux âges privilégient le jeu, le rêve, l’amour, comme des expériences authentiques qui échappent au temps impitoyable: l’enfance et l’adolescence. L’âge adulte et la vieillesse sont marqués par le côté sombre de l’existence, l’échec des rêves, la misère de la vie, l’impureté, la douleur, l’absurde existentiel, qui exaspèrent l’être humain, font désespérer et poussent à des actes tragiques (L’ellébore) ou engendrent des situations hilarantes, grotesques, parfois surréalistes (La maison de monsieur Michaux, Un chien de ma chienne).
Les rêves s’avèrent de simples illusions, le temps est destructeur. La lumière remonte au passé, le plus souvent à l’enfance, mais toute envie de retour, de réitération de l’instant de bonheur, de revivre la magie de l’instant, déforme la réalité, fait ressentir le plus souvent une déception amère, parfois la blessure, la souffrance, l’humiliation (La jupe, Les martinets, Le sifflet). La tentation d’échapper à l’enfermement du quotidien étouffant, irritant, névrotique, humiliant, tourne au ridicule, mène à la psychose, à la folie ou à la mort. L’adulte ne peut refaire que mentalement le chemin vers ses origines, vers soi-même, l’expérience l’a privé du mystère de l’initiation, de sentiments authentiques, la réalité s’avère impitoyable, le rêve inutile. Même s’il revient vers des lieux bénéfiques autrefois, tout en reparcourant le chemin du passé, pour ressentir le goût du bonheur perdu, l’expérience est déception, échec, à cause des modifications survenues dans le temps historique, de l’altérité non seulement extérieure, mais surtout intérieure.
Le personnage ressent parfois le goût de la madeleine de Proust, mais l’instant affectif retrouvé est immédiatement détruit par la réalité qui le projette dans le grotesque (Le sifflet). La perception n’est plus identique, l’illusion se heurte violemment à la perception déformatrice de l’autre, de l’adulte qui ne peut plus s’identifier à celui d’autrefois, et devient ridicule dans une situation pareille.
La motivation des gestes, des attitudes, de la psychose des personnages, est de nature psychologique, trouvant leur origine dans l’existence décrépite, qui peut être supportée, mais non pas le ridicule et l’humiliation, la raillerie, l’indifférence, la solitude, le vide. Les personnages voyagent, d’un côté, dans le temps objectif, en voiture, par le train, à pied, d’autre part, dans le temps affectif, conservé par la mémoire. Les deux temps ne coïncident pas, d’où la désillusion, la souffrance, la conscience de l’inutilité du rêve, le désespoir et les actes extrêmes. Le personnage favori de l’auteur est le professeur érudit, sa culture ne touche pas les coeurs, la médiocrité et l’indifférence l’exaspèrent, le poussant à des gestes fous, au suicide (L’ellébore).
La prédilection pour un tel personnage n’est pas un hasard, l’écrivain lui-même a été professeur dans une ville belge francophone, Namur. Son expérience est pareille à ceux, de partout au monde, qui vivent la même condition. Mais Michel Ducobu a un remarquable talent, une intelligence vive, un regard contemplatif-méditatif lucide, une sensibilité poétique par lesquels il perçoit le monde et son pays natal, une vision amère-ironique qui incite le lecteur à la réflexion.
© Sonia Elvireanu
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