Chronique de Marc Wetzel
Eric SAUTOU – À son défunt – Faï fioc, 2017, 54 p.
Je reviens sur cet auteur intègre et ardu (à la fois limpide et sibyllin) que je découvre et veux louer, à l’occasion de ce dernier petit recueil. Là encore, tout part du titre.
Un défunt n’est pas n’importe quel mort ; c’est un mort que fidèlement on estime s’être acquitté de la vie, qu’on considère avoir (bien ou mal, mais suffisamment) rempli le travail de vivre. Un anonyme de cimetière n’est le défunt de personne ; l’enfant mort-né n’est qu’un mort. Il n’y a même pas de défunt concevable dans la réincarnation, car celui qui ne vivrait pas qu’une fois ne serait jamais sauvé d’avoir à vivre. Les derniers mots de Valéry (« J’ai fait ce que j’ai pu ») sont donc, pour un malicieux moribond, comme l’assurance de se faire défunt par provision.
Reste que l’expression « À son défunt » est formidablement dérangeante, car, comme le livre précédent (« Une infinie précaution »), dédié à la mémoire de la mère (Marcelle Sautou) de l’auteur, celui-ci est clairement l’expression d’un deuil de fils à l’égard d’une mère disparue (on voit une photo d’elle, jeune et souriante, p.47). On attendait donc plutôt : « A ma défunte » ! Le double changement de personne et de genre est comme une énigme d’accès à ce texte sobre et sensible , mais paradoxal.
Une citation d’Apollinaire, en exergue, commente ce mystère (de double interversion) plus qu’elle ne le dissipe :
« Des enfants morts parfois parlent avec leur mère
Et des mortes parfois voudraient bien revenir »
et l’auteur formule ainsi leur commune question (abyssale et naïve) :
« La vie n’est pas si vraie alors ? » (p. 12)
D’abord, l’unité du recueil se voit en ce qu’Eric Sautou y paraît partout transposer le fameux adage d’Augustin ainsi : « Aime les morts et fais ce que tu (en) veux ». On peut tout oser avec une morte, si et puisqu’on l’aime.
Oser l’indivision des personnes (puisque vivants et morts humains se hantent mutuellement : les morts n’ont ici-bas que nous, et nous sommes seuls ici-bas à en avoir). Oser l’inséparabilité des moments du temps (puisque les morts n’ont plus d’âge, et qu’ils sont insensibles aux présents successifs de celui qui les évoque). Oser la continuité complète du dehors et du dedans (puisque c’est partout qu’un mort n’est plus nulle part). Oser même, littéralement, le mélange des genres (le fils est la mère naturelle de l’image de sa mère, puisque le cerveau, qui la célèbre, un jour se forma en elle). Toutes ces amoureuses audaces avec les défunts sont ensemble dans ces passages :
« Je sentais mon courage
mon indicible amour
puis je fus une enfant
est-ce que je suis la mère
est-ce que c’est mon enfant » (p. 20)
« Tout ce qui est de toi
est tombé de ma main comme les fleurs
de ton jardin comme le temps » (p. 22)
« Je t’attends sous les arbres, dans la pièce du fond ... » (p. 12)
« Le temps
est irréel où je tremble il me semble
que tu es
désormais mon enfant (je n’y résiste pas)
nous serons
bercés abandonnés quelqu’un viendra nous dire vous êtes
vous aussi le défunt » (p. 37)
Il y a ensuite, je crois, une belle et constante idée du recueil sur le dénuement créateur : la poésie de notre auteur est pauvre et plus que toute autre vivante, parce qu’elle relate et révèle ici la pauvreté d’avoir vécu. Sautou chante la pauvreté ontologique et la substantialité posthume des morts. L’intuition me paraît puissante : enterré, livré aux vers, esprit biodégradable, devenant soi-même simple matériau de récupération, on se fait pauvrement fumier d’une terre par soi plus pauvre encore, plus spontanément stérile que nous. « Pauvres de nous, nous mourons » signifie : il nous manquera un jour, à jamais, de quoi vivre plus longtemps (comme un pauvre l’est exactement de ne pas disposer des moyens de cesser de l’être !). Être pauvre, c’est ne pas pouvoir sortir d’une équivalence forcée avec tous les autres : la Providence ne me laisse aucun moyen de me distinguer, justement, de ceux qu’elle délaisse. Le pauvre ici, le mort là-bas, entendent le sort dire durement et pareillement d’eux : celui-ci m’est tout à fait égal. Il y a donc pire qu’être moins que rien, c’est n’être autant que personne.
« je suis pauvre
de mes pauvres mains
de mes pauvres yeux qu’est-ce qu’on peut faire
(et la voilà assise
remise à peine
triste
comme un halo) » (p. 35)
« pauvre
dernier de tous
dans les cabanes des tombeaux » (p. 37)
Enfin, l’union cachée du travail du deuil ( = rendre vivable de ne plus vivre) : L’enfant (in-fans) est celui qui n’articule pas (encore) ; la mère disparue celle, bien sûr, qui n’articule plus. Chacun son tour alors de comprendre ce que le mutisme de l’autre signifie, ce que son silence veut. J’ignore si Eric Sautou fut unique fils ; mais « A son défunt » fait saisir, admirablement, que tout fils tiendra, par principe, en sa mère, une morte unique.
« l’aube ne m’attend
ma mère mon enfant
ce qu’est ma vie
les jours » (p. 34)
Ce que porte ce texte altier et tendre, c’est un peu ceci : l’avantage de mourir, c’est qu’on devient sa vie ; l’inconvénient, bien sûr, c’est que sa vie devient on. Mais le fils poète fait, pour tous, le travail somptueux et déchirant d’obtenir que la mort, réalité de la vie, n’en soit pourtant pas la vérité. Le livre commençait ainsi :
« Je ne peux pas encore
Ton jour est ici, je t’attends beaucoup.
Tout est changé dans l’air.
Coeur définitif, maman, grand précipice.
Je reviens chaque fois mais tu ne reviens pas.
Les arbres souffrent (les arbres et les fleurs).
Je descends jusqu’à toi.
Ton image fait mal et je tombe. Tu restes ici tout entière. J’écris sans rien pouvoir. Le jour ne finit pas. Je resterai caché… » (p. 11)
Puisque nos mères meurent et disparaissent à jamais, chacun finit toujours par être né sous X. Mais la consolation du mort, dit la fervente et infiniment juste méditation d’Eric Sautou, est de revenir en défunt.
« je manque
à ta voix qui me ronge tout est donc
ainsi disparu » (p. 40)
Grand merci à Marc Wetzel pour son approche si profonde et à la fois délicate du livre d’Eric Sautou : « À son défunt »; lire tout en pudeur et humble questionnement.
Douleur sans mot et criant silence sont là entre les lignes, suspendus au souffle éphémère ( effet-mère ) .Jeanne Champel Grenier
J’aimeJ’aime