Une chronique de Marc Wetzel
Jean-Marc GHITTI – Voix de la Terre (Aux racines du lyrisme humain) – Améditions, 2017
Ce petit livre, clair et profond, sert de manifeste à la fondation d’une « Maison de la poésie et des lyrismes », dont l’auteur (enseignant de philosophie et poète, né en 1960, vivant en Haute-Loire) porte le projet.
Il part d’un constat : le lyrisme est, en général, l’union de la poésie, de la musique et de la pensée. Or ces trois composantes font l’objet d’enseignements séparés, voire rivaux (des classes de littérature, des conservatoires de musique, des séminaires de philosophie). L’unité de l’élan ou de l’exigence lyrique de l’homme est donc en cause.
L’auteur définit classiquement le lyrisme comme une force d’expression et comme le cœur, la fonction spontanée, de la créativité humaine (p. 10). Expression, c’est en effet manifestation de qualités nouvelles et signature d’un surgissement ; et créativité, c’est fondation avancée, c’est dynamisme affirmatif du fond d’un être. Le lyrisme, c’est la force ascensionnelle d’un fond dont l’âme humaine fait résonance, en y étant comme le témoin mobile et récurrent (le pèlerin) de ce qui la permet, et qu’elle prolonge.
Jean-Marc Ghitti estime donc que la dimension lyrique fait vivre l’humain : qu’on définisse en effet l’homme comme choc d’une animalité et d’une rationalité, ou bien comme assemblage d’un corps et d’une âme, ou encore comme être d’une culture à la fois née de la nature et contre elle, dans tous les cas, l’homme s’avère une contradiction faite existence, un dramatique contraste, et comme une charnière sublime et grinçante que le lyrisme à la fois révèle, soigne et nuance. Au fond, le lyrisme, parce qu’il est à la fois intense et irrationnel, restitue en même temps la force et la faiblesse de l’être humain. Se montrer lyrique a double effet, gagnant-gagnant = si l’homme n’est qu’un animal comme les autres, l’en voilà consolé ; si l’homme ne l’est pas (comme dit Francis Wolff, il est tout de même le seul animal à pouvoir se penser quelconque !), l’en voilà, dès lors, dégrisé. Sauver le lyrisme (même dans les simples domaine éducatif et familial), c’est donc, dans tous les cas, donner accès non-violent de l’homme à son énigme, et chance à cette énigme, en retour, de modérer et amadouer l’homme. L’enjeu est fort.
Accès non-violent, et convivialité (comme une égalité de raffinement, une démocratisation de la douceur possible) parce que, même s’il conjugue dangereusement force et fond (une force n’est qu’en s’appliquant et s’imposant à autre chose, un fond ne surgit qu’aléatoirement puisqu’il détient sa propre cause), le lyrique est comme la catégorie civilisatrice. Il a, en effet, la noblesse du sublime, mais sans paralyser ; il a l’authenticité de l’héroïque, mais sans agresser ; il a la vivacité du comique, mais sans humilier ; il a l’aménité de l’élégiaque, mais sans affadir. La troublante pertinence du lyrisme permet à une âme (et peut-être d’abord à une âme collective !) de regrouper ses forces et réorganiser ses tâches. Bien sûr, il ne peut pas tout : le lyrique n’est pas fait pour être joli, ni finaud, ni fantasque, ni pittoresque, mais il fédère bien les forces de vie.
Notre auteur explique que la voix est humaine, au sens où elle est le propre de l’homme ; mais aussi que le propre de l’homme est justement d’explorer tout ce qu’il n’est pas et deviner tout ce qu’il n’a pas. Le propre de la voix humaine est donc l’essai de toutes les voix possibles, y compris contre lui-même. Par exemple (p. 19), une « voix » au sens du vote politique, ne fait pas que prendre part – comme l’animal – elle prend parti (c’est à dire qu’elle prend en compte les autres voix possibles, et se démarque significativement d’elles). Bien sûr, la voix humaine (p. 38) scande les étapes de l’année (en chantant les sortes de conversions naturelles que sont les saisons – dans la lamentation des équinoxes, ou la tendre ébriété des solstices) et les étapes de l’âge (la voix, qui accompagne les phases et transitions d’existence, est comme « échelle ou escalier du monde sonore »), mais elle éprouve proprement son humanité dans sa distorsion, sa déformation réglée : il suffit, remarque l’auteur, de décider de chanter bouche fermée pour taquiner le non-humain (tenter de prononcer un simple « la » lèvres closes rend le murmure aventureux !). Des oiseaux sont des chanteurs virtuoses ou imitateurs opportunistes, mais quel oiseau songerait à s’efforcer de perdre son accent, ou d’en emprunter un par jeu (seul l’homme peut ainsi dépayser sa propre voix, ou la reterritorialiser pour rire) ? Un « bourdon » serait bien surpris de jouer les basses continues d’une partition.
« La voix ne se borne pas à scander l’an et l’âge : elle est aussi une convocation de l’archi-vocalité cosmogonique » (p. 66)
Une autre forte idée de J.M.Ghitti est que la voix humaine a mieux à exprimer que la pure individualité (c’est à dire l’indivisibilité et l’incomparabilité). L’individualisme inégalitaire et le libéralisme rebelle de la manifestation de la singularité à tout prix ne sont pas la tasse de thé de notre auteur.
« On pourrait se demander si le signe de l’individualité ne relève pas davantage du symptôme que de l’expressivité » (p. 28)
C’est que l’incomparabilité isole, et que l’indivisibilité tétanise. C’est surtout, dit profondément l’auteur, que le sens n’est jamais d’abord ce que quelqu’un veut dire, mais plutôt ce qu’on peut refaire ensemble de ce qui nous comprend. Par exemple, chacun, au cirque, c’est à dire dans les rituels festifs du dépassement de l’activité ordinaire, saisit aussitôt le sens de ce que font le jongleur, le contorsionniste, le funambule, pourtant tous les trois muets, et presque impersonnels. Le bavardage personnalisé oublie (et veut faire oublier) que « toute voix est d’emprunt » (p. 75) et que la voix même est d’abord un geste (p. 39). Pas besoin, pour admirer un dresseur, de s’interroger sur ce qu’il veut dire !
On voit alors comment la formation lyrique de la voix ne vise pas une meilleure expressivité du gros plein de soi, mais bien l’art de nuancer le recours même à soi. Savoir jouer de soi, qui s’apprend dans le polyglottisme (qui permet au sujet de nuancer en lui-même une langue par d’autres) se cultive mieux encore (et plus aisément) dans une sorte de multiphonisme (qui, suggère l’auteur, aide à pressentir l’origine même de la parole en sachant, en nous, étayer ou décrocher des modes de vocalité par d’autres). La liberté d’un imitateur génial est pour nous admirable, car, si, comme dit l’auteur :
« l’intelligence est l’art de rester en lien » (p. 75),
nous voyons que le prodigieux travail de l’imitateur est de saisir le lien des autres à leur propre voix, et de le rendre conscient en le transposant pour nous. L’auteur, philosophe, suggère alors deux difficiles, mais belles idées : d’une part que l’intelligence commande à la conscience (c’est parce que la première sait se représenter des rapports ou relations que la seconde peut se rapporter ou nous faire nous rapporter aux représentations d’autrui ou de nous-mêmes) ; d’autre part que, peut-être, le fond éthico-religieux de la lignée indo-européenne (védique, grecque, chrétienne) est un certain pari anthropologique de fraternisation vocale, qui fait du « don » non plus un talent exceptionnel reçu, mais bien un souci d’oblation égalitaire, de coexistence chorale, comme la « révolution morale d’un principe de justice entre les êtres » (p. 83). Mieux répartir le travail de vivre en scandant plus solidairement le jeu des ressources et des obstacles du destin. Voilà ce qu’accomplissent, par exemple, les formidables dainas de Lettonie, dit l’auteur (p. 78-9).
Il y a enfin l’idée que l’informatisation et la médiatisation industrielles de la musique, qui robotisent la vie de la voix humaine, robotisent par là-même la voix de la vie humaine. Car tout est possible par et pour le robot, sauf précisément le lyrisme. Le robot ne peut connaître la tendresse (comme dit plaisamment Ghitti, il n’a pas eu de robotinets braillards et anxieux à patiemment bercer), mais pas non plus les affres de l’estime ou non de soi. Il ne connaît surtout pas la joie (qui est l’expérience de grimper l’escalier interne de sa perfectibilité, p. 56) ! Nos machines seront de mieux en mieux programmées pour mimer la vie,
« mais la machine reste mécanique : elle ne sera jamais lyrique » (p. 11),
car elle n’a ni enfance à accomplir, ni géniteurs à surmonter, ni hasard à saisir au bond, ni nécessité à esquiver. C’est justement tout cela qu’une Maison des lyrismes – parce que
« la diffusion médiatique du chant des ondes résulte du déracinement et le renforce » (p. 87),
et que les génériques de soldes et hit-parades de requiems accablent nos âmes – ,
nous aidera à assumer, « ajointant » (p.90) pour nous la « voix foncière » au sens de la vie. Merci à l’auteur d’y formidablement encourager.