Chronique de Marc Wetzel
Marie ROUANET – Abécédaire de l’espérance – Saint-Léger Editions, 2014
Je n’ai découvert que très récemment ce livre de Marie Rouanet, paru il y a presque trois ans (dans une édition qui propose un CD d’enregistrement de ses textes par notre auteur) ; mais me permets d’y revenir, car si nous avons en France, depuis la mort de Jean Grosjean, deux très grands poètes « chrétiens », Christian Bobin et Jean-Pierre Lemaire, voici clairement la troisième, leur aînée. Un texte, pour le montrer aussitôt :
« Il me semble que je vois ma mère sortir sur le pas de sa porte, comme elle faisait lorsque le crieur public venait dans sa rue.
Elle aurait écouté attentivement et appris qu’elle était invitée au banquet chez ce roi terrestre dont les amis s’étaient défilés.
Comme elle n’avait jamais fait partie d’aucun protocole, jamais profité du moindre passe-droit, elle aurait saisi l’aubaine, revêtu ses meilleurs habits et se serait présentée à la porte de la salle des fêtes.
Comme il serait cruel et désespérant qu’en passant le seuil de la mort elle n’ait trouvé que le néant au lieu de la table prête.
Oh, comme j’espère que cette table existe, dressée, pour elle et ses semblables, ceux que n’encombrèrent ni leur orgueil ni l’amas de leurs biens » (Banquet de noces, p. 17)
Ce petit livre fait ce qu’il dit : il propose par ordre alphabétique des raisons d’espérer. Oui, d’« agneau », « âme », « amour » … à « Toussaint », « vertus théologales » et « Zéro », à chaque rubrique, une méditation, un récit, un aveu, un souvenir, une exclamation, une prière bien sûr, font qu’une âme fait devant nous le tour d’elle-même en disant pourquoi elle aime passionnément, malgré tout, la vie présente et à venir.
« Dans le rite de l’Ephata – « Ouvre-toi » – le célébrant enduisait de salive les yeux et les oreilles des catéchumènes afin qu’ils regardent et écoutent.
On ne fait rien d’autre dans l’amour en léchant les paupières, les lèvres, en mordillant le lobe des oreilles. Les amoureux veulent que l’autre les voie et réponde à l’amour par l’amour » (Ephata, p. 33)
Est-on là dans le dérisoire d’une bondieuserie méthodique ? Doit-on craindre un b-a-ba de l’illusion (invétérée), une sorte d’intime dictionnaire de la Providence ? Franchement, l’appréhension se dissipe aussitôt : abécédaire, c’est alphabet, ou plutôt initiation à un alphabet (celui, c’est clair, du Verbe, du Logos chrétien), et espérance, c’est, non pas espoir (simple attente d’une vie meilleure), mais, disons-le, confiance surnaturelle, oui, c’est à dire résolue estimation que l’avenir
n’est pas (en tout cas pas seulement) à la mort ou à l’extinction, et même que l’avenir est au Bien de Dieu, et qu’on peut encore, peut-être y accéder.
« Le monde entier a soif. D’eau réelle, fraîche et ruisselante sous la paume, dans la bouche des fiévreux et des dialysés ; du retour de cet homme, de cette femme, épris ailleurs ; du disparu désormais couvert de terre ; d’une lueur dans le noir de la foi ; soif de présence amie, aidante.
Qui n’attend aucune oasis de l’esprit, du cœur, ou du corps » ? (Désert, p. 27)
Marie Rouanet, bien sûr, sait mieux que nous les travers de l’espérance : l’ignorance, la présomption, la passivité, la possible imposture ( = la négation apeurée et cupide de l’indépassable finitude). Mais l’espérance (la foi que le meilleur reste réalisable) est ici, si l’on peut dire, au meilleur d’elle-même. L’exemplaire justesse de ce texte, sa fraternelle lumière, sa sorte de douce âpreté, et de caressante lucidité, montrent parfaitement combien l’espérance est, par principe, réceptive, fidèle, généreuse et solidaire ; elle qui ne trouvera jamais à relayer qu’un sillage :
« Invisible, Dieu a traversé le pré qui part du pied de la colline, monte jusqu’à la crête et s’arrête contre le ciel.
Le ray-grass n’avait pas encore été fauché, on voyait le sillage de Dieu. Il avançait sans écraser l’herbe, la couchant seulement, mettant en lumière sa face brillante. Ses pieds nus étaient une caresse.
Il est parti plus loin. Toujours invisible, manifesté seulement par ce qui fait frémir la beauté étalée de la terre » (Dieu, p. 28)
L’espérance est réceptive, car elle est vigilance à l’égard du meilleur, elle est attention scrupuleuse à la perfectibilité du destin, au dynamisme interne de sa possible résolution. Elle est fidèle, car elle est disponible à ce qui vaut plus qu’elle, à ce qui mérite, mieux qu’elle, de durer par elle. Elle est généreuse, car toute espérance sacrifie, sans retour, sans réserve, tout l’ordinaire autodestructeur de la liberté, et, par là, abolit les droits qu’on tire complaisamment du néant : l’âme y renonce aux sombres facilités de son suicide. Enfin, l’espérance est solidaire, chorale, elle crie que l’accomplissement apaisé est denrée partageable, elle exige que la source de vie réserve à tous également l’horizon (nécessairement ardu, mais demain suffisant) d’étanchement, de rassasiement, de comblement de notre tension d’elle.
« … On ne peut vivre de paroxysmes. Même l’extase a besoin d’ordinaire.
A moi de garder, malgré l’usure, ce que les gens de ma vie courante ont pu me donner de rare en des instants éblouis, amicaux ou amoureux ; à moi, de voir ces mêmes rues, ces arbres, ces champs déployés en me souvenant de quelques aubes, de crépuscules, de
zénith de feu ; à moi, dans la récitation du chapelet, qui peut être si fade, de rappeler, inoubliable, une nuit Pascale, un Noël au milieu des clochards où je crus sentir la Présence.
Si les ténèbres de la douleur déchirent le quotidien, les gestes obligatoires, les paroles à dire, la prière répétitive, répareront les blessures béantes, par les rapetassages soigneux du pas à pas des jours. Ils resteront des sceaux de vie.
Marie, de quoi as-tu comblé les ténèbres de la mort de ton fils » ? (Ordinaire, p. 59-60)
Il y a, chez Marie Rouanet, un étonnant réalisme de l’adoration. Elle ne regarde pas impatiemment, impudemment, ni imprudemment, au-delà de l’existence : elle approfondit plutôt, sans cesse, sa connaissance du poids de l’existence, du grain de l’existence, du timing de l’existence. Il y a très peu de moments de contemplation, et ce n’est pas simple humilité : c’est que sa foi, son ardeur, ne sont jamais au spectacle de ce qu’elles visent. C’est une mystique du toucher, du travail des conditions de l’approche, pas du tout un œil spirituel qui n’aurait qu’à recevoir un absolu prêt-à-l’emploi, non d’abord méticuleusement exploré. Parasiter un surnaturel qu’on se serait juste donné la peine, même admirativement, d’enregistrer, n’est pas son affaire. Mais je la sens sourire à cette remarque ; elle dirait, malicieusement, qu’on n’a pas à chercher l’invisible avec les yeux. Mais alors avec quoi ? Avec la voix et les gestes, car là, au contraire de l’immaculé « regard », le corps est en présence de lui-même ( la voix s’enroue, la crampe menace tous les gestes …), et l’expressivité n’est jamais si transparente et aisée qu’elle ne fasse plus obstacle à elle-même. Mieux vaut ce rappel à l’ordre physiologique (dans la méditation même du Meilleur), cette sorte de prise négative ainsi assurée sur la réalité de ce qu’on dit ou fait, alors que l’œil ou l’oreille croiraient naïvement poursuivre leur carrière désincarnée !
« La chauve-souris grosse comme une noix tombée de l’ombre du volet où elle se tenait bien pliée dans son sommeil d’hiver, je l’ai posée sur la main tendue de l’enfant, afin qu’il sente cette présence et qu’il respire sa fine odeur.
Dans la prière, ne lève pas tes paumes à la verticale, ou ouvertes vers le sol : tout y glisserait et s’échapperait. Présente-les prêtes à recueillir la moindre parcelle du poids imperceptible de la grâce » (Grâce, p. 41)
Il y a la présence centrale, bien sûr, du Christ, dans toute sa complexité, sa contingence propre. Je veux dire que Jésus, par sa sainteté inlassable, coutumière, prosaïque, par la perfection normale de chaque heure de sa vie, nous paraît mériter d’être le Fils de Dieu même s’il ne l’est pas, et même s’il n’y a pas de Dieu. Il nous paraît être, quoi qu’il en soit, le meilleur possible de Dieu, comme si l’Absolu lui-même avait mis toute son espérance dans cette figure-ci de lui ! Le Verbe est pour Dieu l’unique rubrique de … son abécédaire !
« Seigneur, quand je lis l’Évangile, je sais que j’ai zéro et du rouge partout, comme à ces dictées de l’école, autrefois, qui m’humiliaient tant.
Le sel de la terre ? La lumière du monde ? Le levain dans la pâte ? Pauvre de moi. Aimer mon prochain comme moi-même ? Zéro.
Personne n’a vraiment compris l’injuste justice de Dieu, les royaumes inverses, le fils prodigue célébré par le père ou la paye entière donnée pour une heure de travail.
Tout fut dit et jeté dans le temps pour vous rejoindre chacun et chacune à votre heure.
Et, n’oubliez pas : aucune miette, aucune goutte d’eau donnée ne seront perdues. »
(Zéro, p. 90)
L’âme de l’admirable Marie Rouanet ne prétend pas en savoir plus qu’une autre sur leurs communes origine et destination ; mais sa sorte de farouche assurance paraît tenir dans une conviction comme : pas plus qu’il ne l’aurait créée pour l’anéantir sans reste, son Seigneur ne se serait incarné pour disparaître sans retour :
« Mort, le Seigneur ? Quelle bonne blague ! » (p. 75)