Chronique de Murielle Compère-Demarcy
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Jacques Darras
J’ai découvert l’écriture de Jacques Darras comme un lever de rideau, dans une dynamique révélatrice et révélée de la poésie, que j’ai cru longtemps inexistante. Il manquait pour moi une vivacité dans la diffusion et la réception des textes de création poétique jusque-là lus et entendus parfois, due à une sorte de carence d’énergie dans sa promotion et, plus dommageable, dans le flux expressif de sa communication. Écouter la première fois, Jacques Darras lire du Jacques Darras, m’a révélé à la fois un poète de l’épopée, baroque, à l’œuvre en plein cœur même de notre XXIe siècle (à l’exercice naturel bien que travaillé d’un style singulier et vivant, pointant son optimisme pugnace et inné en direction et à la face de notre époque hélas engluée dans une « crise humanitaire »), et la fluence et la confluence d’une écriture du départ, du matin –des départs énergiques dans le sens de la terre et des fleuves. L’indiscipline de l’eau, anthologie personnelle de Jacques Darras éditée pour célébrer, entre autres, le cinquantenaire de la collection Poésie/Gallimard, livre et nous porte dans ce flux d’une énergie de source vive et d’embouchure féconde, plurielle en ses affluents, d’une indiscipline contrôlée où le rythme en son univers épique, l’afflux et le flux des mots, du verbe qui s’écrit et se dit dans une effervescence sonore limpide et de frictions, de rythmes syncopés et battant la mesure, nous ouvrent l’espace/temps et nous ouvrent intransitivement. « Je marche », écrit Jacques Darras, « je suis une forêt qui marche / j’ai des cris / j’ai l’univers entier dans mes feuilles / j’ouvre / j’ouvre /intransitivement / j’attends qu’on m’ouvre » (L’indiscipline de l’eau, anthologie personnelle, 1998-2012, Poésie/Gallimard ; décembre 2015)… L’œuvre de Jacques Darras a été et reste pour moi une dense et salutaire / roborative découverte de l’efficacité, de la rapidité efficace et efficiente de la poésie, ici, maintenant.
L’œuvre en cours de Jacques Darras révèle la multiplicité des êtres qui cohabitent chez le poète-essayiste et dialoguent avec lui, auteur d’essais et de textes poétiques écrits comme des sortes de romans, se penchant sur les œuvres d’artistes d’altitude comme Brueghel (Pieter Brueghel croise Jean-Jacques Rousseau sur l’A1, Le Cri, Bruxelles, 2013), Van Eyck (que le poète met en scène dans un Poème Roman : Van Eyck et les rivières, dont la Maye (Le cri, Bruxelles ; 1996), de philosophes comme Blaise Pascal ou de romanciers (Joseph Conrad ou le Veilleur de l’Europe, Marval, Paris, 1992), de poètes comme Allen Ginsberg (Allen Ginsberg. La voix, le souffle, Jean-Michel Place ; 2005), tous d’envergure, sur des périodes de l’Histoire, de l’Histoire des mentalités et de la Littérature (nous sommes tous des romantiques allemands ; De Dante à Whitman en passant par Iéna (Calmann-Lévy, 2002) étudiées et réécrites. Sans compter les poètes dont Jacques Darras traduisit les œuvres, Les Feuilles d’Herbe de Walt Whitman par exemple. Une œuvre en cours dont l’envergure et la cohérence soudent cette multiplicité d’êtres cohabitant chez le poète, dans une dimension et une édification progressive, analytique et panoramique, de dimension humaniste, dessinant un paysage culturel brassant notre Histoire, brossant l’actualité, traversant les étendues de forêts et de fleuves réels ou créatifs traversés par le Temps, celui des hommes, ces hommes qui font l’Histoire, gens de peu ou d’exception, traversant l’espace-temps géographique / poétique. Le titre Progressive transformation du paysage français par la poésie (Le Cri, Bruxelles ; 1999) est éloquent à ce sujet. Ou encore celui-ci : Gracchus Babeuf et Jean Calvin font entrer la poésie avec l’Histoire dans la ville de Noyon (Le Cri, Bruxelles ; 1999).
On trouve dans l’œuvre de Jacques Darras une Histoire de la Littérature et une œuvre de notre Histoire (Je sors enfin du Bois de la Gruerie par exemple, publié en 2014 aux éd. Arfuyen), observées dans le flux qui construisit notre passé et le présent, et du point de vue d’un poète qui brasse la langue et en assemble des arpents pour mieux révéler la richesse, la pluralité, l’horizon d’une langue en construction d’elle-même, de son univers qu’elle ne cesse de bâtir en ses strates morphologiques, syntagmatiques et lexicales, en même temps que s’édifie le cours de son Humanité. L’édification, les perspectives du vaste chantier que constitue l’Europe ne sont pas à ce propos oubliés, le poète-essayiste-dramaturge à ses heures, Jacques Darras, se considérant comme un démocrate « whitmanien » d’Europe et travaillant à une poésie d’ouverture aux autres traditions et au monde comme le furent la poésie d’Apollinaire, de Cendrars ou d’un Claudel.
L’œuvre de Walt Whitman, l’univers d’un Coppens, la vision d’un Pascal -pour ne citer qu’eux- tracent chacune un prisme poétique au sens étymologique du « poïen » (« faire) grec, où le regard de l’investigation savante et innovante, de la quête épistémologique et ontologique et de la création poétique projette sur notre passé, notre présent et l’avenir, les perspectives de notre Histoire, celle de l’Humanité et d’un imaginaire collectif. L’œuvre de Jacques Darras provient et propulse ses lecteurs dans cette dimension-là. Sans jamais procéder du manque.