HOMMAGE A PIETRO VARRASSO* POUR UN MERVEILLEUX SPECTACLE

Chronique de Marc Wetzel

HOMMAGE A PIETRO VARRASSO* POUR UN MERVEILLEUX SPECTACLE



(l’adaptation de « Un arc-en-ciel pour l’Occident chrétien » – le célèbre poème « vaudouisant » écrit à Cuba en 1965 – de René Depestre)

au THEÂTRE DE LIÈGE, ce 12 octobre.

(*metteur en scène, professeur au Conservatoire Royal de Liège)

Le vaudou consiste à obtenir des services de la part d’esprits tutélaires, de génies familiers, qu’on salue rituellement, auxquels on consacre des offrandes, parce que, dans le malheur et la détresse extrêmes, ils dirigeront toujours mieux notre vie que nous ! Mais, bien sûr, ils n’apparaîtront (ce sont leurs « épiphanies ») que comme ils le veulent, et fixeront leur tarif d’entrée exclusif, qui nous fait lâcher nos rênes : la « possession ». On peut alors s’étonner qu’on ne remédie à une exploitation par d’autres hommes (comme le colon blanc) que … par une aliénation à des divinités. Mais possédé pour possédé, mieux vaut la transe que le fouet ! Mieux vaut offrir la fleur de son énergie à nos alliés surhumains que le fruit de son travail à nos semblables exploiteurs. Mieux vaut laisser venir addictivement à soi les esprits ancestraux que se shooter tout seul, tristement, laïquement (rien de plus sinistre qu’un opiomane athée, disait – lucidement – Cocteau lui-même !). Mieux vaut enfin voir irréellement, mais ensemble, le monde depuis le monde même et ses mystérieuses forces que réellement le monde depuis le moi, ses petitesses critiques, son invulnérabilité de carton-pâte, et l’île arrogante et submersible de son occidental narcissisme !

L’argument de l’œuvre : un poète haïtien se transporte jusqu’à la belle demeure d’un Etat américain esclavagiste (appartenant à un juge bien-né, ayant famille instruite, fortunée et délicate, insoucieux d’être à la fois chrétien et ségrégationniste), et convoque tous les esprits disponibles pour y formuler une vengeresse et cohérente leçon. Mais la purification domestique tourne bientôt court : l’inspiration vitale de dieux ancestraux ne peut rien contre la folie même de la rationalité occidentale – le feu nucléaire, qui est l’art de transformer des armées d’atomes en détonateurs d’eux-mêmes (et de toute vie) ! Quel arc-en-ciel pourrait-on rêver de faire passer d’une rive de l’humanité à l’autre … entre des missiles ?

La pièce tirée (par Pietro Varrasso) de l’essentiel de ce texte est fidèle à ses questions simples, cruciales et rudes : puisque des hommes ne peuvent vivre que les uns des autres, comment organiser une abondance sans exploitation ? Puisque la nature a jadis colorisé diversement l’épiderme humain, comment renverser la prétendue naturalité de la séparation raciale ? Puisqu’on ne grandit que pour engendrer et élever ceux qui nous aideront à vieillir et mourir, comment être joyeusement adultes ? Puisque l’homme est l’animal fait pour coloniser la Terre entière, comment ne coloniserait-t-il pas son prochain ? Et même, plus cyniquement : puisque les migrations ouvrent l’horizon, pourquoi les déportations le fermeraient-elles ? ou : la terreur seule ne rendra-t-elle pas l’homme prévisible à l’homme, quand la politesse n’y parvient plus ? etc. On est sonné par l’acuité des thèmes.

Pietro Varrasso a la magnifique idée d’un chœur brisé d’entrée (cinq Noirs font face à onze Blancs, qu’ils tancent) qui va devoir trouver en lui-même seulement les forces et les raisons de se réunir, de regagner une unité sensée et valable. Ces gens seront sans outil (à peine un bâton, une ceinture, pour taper le sol), sans témoins, sans même une idée facile et providentielle : ils devront réussir à s’harmoniser par simples moyens du bord (même les génies du vaudou, convoqués, sont de pragmatiques et immanents moyens d’horizon ! et des recours tout sauf inoffensifs !), qui sont (et c’est là tout ce qu’offre et permet la théâtralité) danser, chanter et déclamer. Danser qui mime (et prépare, et modélise) tous les accords possibles (technico-corporels) avec le monde, chanter qui mime tous les accords possibles avec autrui, déclamer tous les accords possibles avec soi-même. Et la troupe de seize comédiens se tient superbement à ces strictes conditions de recoudre l’humanité avec elle-même (au début de son texte, en effet, René Depestre citait significativement Aragon :

« Je te parle tombé sur le bord de la route

Et l’arc-en-ciel est fait des larmes que je couds »)

Tout chœur est une communauté à l’essai, et qui vient mériter ou non son élargissement réel à nous, et virtuel à l’humanité. Un chœur se saisit d’abord de lui-même pour tenter, par contagion, de se saisir de la salle ; car, on le sait, le plateau théâtral (au contraire du cinématographique) est présent à sa vivante assistance (et non à une simple équipe de tournage), et la salle attend, non simplement d’en avoir pour son argent, mais d’en être, et pour son salut : elle attend de partager, physiquement, l’activité même de représentation qu’on lui expose ; ce que le cinéma supprime.

Et un chœur agissant (car telle était exactement la troupe des seize formidables comédiens devant nous), c’est un peu (comme disait Alain) une foule qui met de l’ordre en elle-même, et se fait pour nous comme objet saisissable (ce qu’une foule non-artistique n’est jamais), pour que sa convivialité de haute-lutte nous apprenne à nous recomposer nous-mêmes.

Alain décrit pareille cérémonie théâtrale ainsi :

« Ces grandes peintures animées sont des essais de vivre en commun selon l’ordre, sous la menace d’une commune émotion » ;

et cette « menaçante » émotion était, ici, je crois, la honte d’être humain (plus précisément : la honte d’agir comme on agit en se disant humain), l’indignation de ce qu’on se découvre être, la fureur de ne pas avoir laissé vivre les autres. Et- l’ordre se cherchait inlassablement, comme un slalom du choeur avec lui-même (ses membres se relançant autour des obstacles mêmes qu’ils sont les uns pour les autres, serpentant entre les contradictions qu’ils se font vivre, ouvrant des issues qui ne surgissent qu’entre nous), en la farandole infiniment complexe, précieuse et sérieuse, d’une danse de solidarisation.

Ballet de déplacements virtuoses, à la fois millimétrés et amples, tragiques et clownesques, circulaires et innovants, plats et funambulesques, routiniers et

délicats – comme on verrait, devant soi, agrandies, les boucles neuronales de la Paix !

Par de jeunes acteurs et actrices, assurés de ce qu’ils font (non de ce qu’ils sont), renonçant humblement à danser pour danser, à évoluer pour leur propre compte, afin de continuer, devant nous, à apprendre à sentir (et nous en instruire à proportion) ; laissant seule l’histoire circuler, en la re-confrontant à elle-même, comme si l’art pouvait, en la redécoupant à ses occasions manquées, la rendre réversible, ou, du moins, renouer autrement son cours fatal.

Acteurs dans la souple confiance d’un cortège, décolonisant à la loyale nos esprits, recueillant la vie même que trop de raison (qui ne sait s’éclairer qu’au doute et ne s’effacer que devant la preuve !) brime et blesse.

Par la lucide et compréhensive effervescence de nos comédiens, par leur génie ingénu d’acteurs sachant assez parfaitement leurs mouvements pour laisser la pensée naître de ceux-ci à leur guise,

ce jubilatoire, ferme et gracieux spectacle nous montrait très simplement combien l’art est comme l’action de ramener l’attention sur ce qui importe vraiment dans la présence humaine,

car il fallait voir

comment l’un d’entre eux (jouant l’esprit Ogou-Ferraille) entrait dans le feu pour l’élargir aux autres éléments, et, depuis tous quatre, « élargir les frontières de l’homme »

comment cette autre (possédée par Atibon Legba) avalait littéralement (et convulsivement) ce qu’elle avait à dire, pour ne pas mêler l’ardeur de ses mots aux « plats insipides » des Blancs

comment celui-ci (en Damballah-Wédo) terrorisait, finement, la bienséante supériorité des chairs maîtresses,

« Je trempe un rameau de basilic/dans un verre de vin blanc/

Et j’asperge vos faces blêmes / j’asperge vos pâles hystéries … »,

en métamorphosant à loisir l’unilatéralité primordiale du désir

comment celle-là (en Baron-Samedi) diagnostiquait âprement le dégoût des dieux mêmes pour leurs fervents (cyniques, angéliques, délirants) errant « de maison de fous en maison de fous », en renfonçant dans le sol à coups de bâton des prières qu’elle réexpédie au diable

comment une autre se fait belle et robuste secrétaire de l’Émancipation

comment tel acteur fait saisir le « A bas la vie » qui sous-tend le « Vivent la méthode, la coalition et le marché » de la rationalité occidentale, et comment (magnifiquement) il s’effondre de ne pouvoir payer pour elle la Responsabilité que celle-ci court fuir.

comment telle actrice célèbre « le Bain du Petit Matin » en psalmodiant l’eau

salutaire qui « éteindra la mèche nucléaire », qui « porte en elle l’enfance de la joie humaine » puisque pour nous elle la voit venir « des confins de la douleur »

comment cet autre (en Baron-la-Croix, ou devant Antonio Maceo) montre comment seule l’âme espagnole (dans sa géniale dégaine d’hidalgo lascif et déjanté) torée le néant et tue la mort qui la hante (comme Depestre lui-même étreignit Cuba jusqu’à en être expulsé)

comment elles (ensemble en Agoué-Taroyo) refusent que la pitié se déshonore en pardonnant

comment une autre comédienne fait décoller de la vie un chant qui la fait s’élever avec lui

comment l’un aussi ouvre et ferme le ban de « l’homme qui pleurait sous les oliviers »

comment un autre (en Captain Zombi) a la synesthésie féroce (il « boit par les oreilles », « entend avec les dix doigts », renifle les cœurs et dispose d’une « langue qui voit tout ») et superbement précise (elle « détecterait des morts » jusqu’aux antipodes!)

comment cette autre aussi célèbre, comme malgré elle, les accents de l’inéliminable vengeance

comment cet autre encore semble, pour nous, regarder l’Aveuglement dans les yeux

comment enfin une dernière, frappant son violoncelle, chante jusqu’au suraigu (« O, frères pétris de ténèbres … ») Charlemagne Péralte, en entrant comme dans l’intimité des vibrations, pour nous traîner avec elles jusqu’à sa voix de tête.

Et peu à peu, en chacun de ces personnages (haïtiens, sénégalais, français et belges), une bonne – mais farouche – volonté noire et une mauvaise – mais disponible – conscience blanche viennent s’échanger expressivement le meilleur ; et donner à leurs spectateurs chance, peut-être, de mieux considérer et contrôler les entrées et sorties du malheur dans leur propre destin.

On l’aura compris : c’est un spectacle vif, rigoureux et beau, admirablement joué et conduit, dont on voulait ici saluer avant tout la fraternelle profondeur. Merci, monsieur Varrasso !

Si l’on a dû manquer les trois représentations du 22 et 23 octobre, la troupe (après une tournée au Burkina-Faso et en Haïti même en novembre) revient – toujours au théâtre de Liège – pour trois ultimes représentations les samedi 3 et dimanche 4 décembre 2016.

(Réservation au 04 342 00 00)

Site web du théâtre de Liège

©Marc Wetzel