SOYONS LE CHANGEMENT … Une anthologie, Levant et Euromedia

Chronique de Marc Wetzel 

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SOYONS LE CHANGEMENT …

Une anthologie, Levant et Euromedia,  mai 2016  (direction : Angela Biancofiore* ; traductions : Manon Rentz, Sondes Ben Abdallah, Romano Summa, les deux derniers ayant aussi participé au choix des textes) 


Soyons clair : cette anthologie de (courts textes de) littérature italienne contemporaine est une bénédiction. Comme littérature (parce qu’elle nous décrit comme en direct ce que nous – Européens, en tout cas – sommes en train de faire et défaire de nous-mêmes), comme italienne (parce que le réalisme psychologique de l’âme transalpine, son objectivité plastique, la passion sans illusions de sa liberté concrète, tout cela à la fois nous manquait et nous instruit !), comme contemporaine surtout (parce que les textes vifs et variés ici proposés évoquent admirablement l’espèce de guerre que l’histoire humaine s’est récemment déclarée à elle-même),

… et je dis guerre, parce que les trois suggestives parties proposées du livre (sur les thèmes successifs de la diversité culturelle dans la mondialisation, de l’interpellation par une jeunesse sacrifiée de notre rente de situation obtenue d’elle, enfin de ce que peut et doit l’art des mots face à la destruction technologique de la nature) disent toutes la tragédie, désormais, d’une lutte interne à la condition humaine : mêlée (et démêlés !) des cultures dans la merveilleuse uniforme langue de l’insignifiance – tous se comprenant enfin au moment même où ils n’ont plus rien à dire – , âpre concurrence des générations puisque les groupes sociaux vivent les uns des autres d’abord temporellement, et enfin revanche aveugle d’une Nature dont une raison aveugle à ses équilibres a kidnappé le volant).

On n’est donc pas surpris des personnages récurrents ici rencontrés (dans la bonne vingtaine de textes proposés) : les migrants, les humanistes dorlotant ou raillant leur propre fiasco, les travailleurs déclassés, les esclaves aseptisés de centres d’appel, les enseignants aphones, les écologistes sentencieux, les femmes jouant des coudes pour passer enfin du bon côté du secret, les indignés qui ont honte « pour ces gens qui ne savent plus avoir honte » (Dora Albanese, p. 77), mais présents dans des situations neuves, justes, et, – bien que souvent singulières ou ironiques – représentatives, authentiques, éclairantes, bref : de la restitution pertinente de destins !

Par exemple, voici quelques profs perplexes aux réactions miraculeuses : chez Alessandro d’Avenia, telles (p. 121) les quelques admirables lignes de « programme de vie scolaire » qu’il concocte en une sorte, non de document confidentiel, mais à l’inverse d’une confidence documentée aux élèves qu’il distribue au premier cours :

« Vous êtes si jeune, si neuf devant les choses, que je voudrais vous prier, autant que je sais le faire, d’être patient en face de tout ce qui n’est pas résolu dans votre cœur. Efforcez-vous d’aimer vos questions elles-mêmes, chacune comme une pièce qui vous serait fermée, comme un livre écrit dans une langue étrangère. Ne cherchez pas pour le moment des réponses qui ne peuvent vous être apportées, parce que vous ne sauriez pas les mettre en pratique, les « vivre ». Et il s’agit précisément de tout vivre. Ne vivez pour l’instant que vos questions. Peut-être, simplement, en les vivant, finirez-vous par entrer insensiblement, un jour, dans les réponses »

On voit aussi chez Andréa Bajani (car Erri de Luca n’est pas le seul esprit génial présent dans ce florilège), un professeur rétorquer (à une jeune fille de quinze ans, assénant publiquement que l’école ne servait à rien) deux choses. D’abord que, tout comme lors d’un tremblement de terre soudain, l’enseignant aurait pour unique souci, leur criant de « rester tous ensemble » de « les amener dehors tous vivants » (p. 84), de même l’école veut pouvoir jeter dans le monde des enfants qu’elle aura su objectivement faire grandir ensemble, dans un espace serein, disponible et légitime dont ils sauront faire vivre leur liberté de plus tard. Ensuite et enfin que, comme une femme de ménage têtue et farouche replaçant chaque semaine, dans la maison qu’elle bichonne, les meubles à son idée (p. 88), et finissant par convaincre le propriétaire excédé par cette insolente insistance d’aller, à son immense surprise, constater que de la nouvelle position du divan, on voyait étonnamment mieux le clocher, le quartier, la ville, la vie, de même l’enseignant modeste et résolu, épuisant notre résistance même à la métamorphose, cherche seulement à « placer la disposition de ce que nous sommes ».

Il faudrait, pour rendre justice à l’étonnante qualité de cet ensemble, citer bien d’autres extraits, sur les thèmes annoncés. On se permettra juste, pardon, trois très courts exemples, sur l’idée commune de l’apocalypse logiquement advenue.

Laura Pugno (p. 126) évoque ainsi les institutions tuées, au moyen de leurs bâtiments désaffectés ou dévastés :

« Les salles du Musée étaient devenues un refuge pour vagabonds qui dormaient dans les vitrines vides, en miettes, parfois même sans se préoccuper de balayer les vitres cassées ».

Mauro Corona (p. 167) restitue ainsi le court dialogue entre les mourants de la Catastrophe et leur officiel Sauveur :

« Ah, Seigneur Jésus, pourquoi nous avoir punis ainsi ?

– Vous vous êtes punis vous-mêmes, dit le Seigneur. Je n’y suis pour rien »

Le même précise, cliniquement, plus loin (p. 177) :

« Les hommes ont commencé à se punir quand ils ont cessé de se servir de leurs mains et, par conséquent, de leur cerveau. Ils se sont castrés tout seuls, ils ne savent même plus allumer un feu. Les gens des montagnes et de la campagne échappent à la règle, mais pas tous. Seulement ceux d’un certain âge. Les dernières générations ne savent rien faire de leurs mains. A part la branlette et les ordinateurs, ils ne s’en servent pas ».

Et voici la conséquence :

« Les pauvres (…) sont devenus les phares de la ville. Ils se donnent du mal, ils inventent, résolvent des problèmes, proposent des solutions. Chose la plus importante : ils restent calmes. Ceux qui étaient aisés, il fut un temps, s’agitent, ont une peur bleue de crever, ils foutent le bordel, hurlent, pleurent, n’ont pas de couilles. Et ça peut se comprendre. Habitués à tout avoir en sortant leur portefeuille, ils sont désormais des agneaux sans leur mère. Des agneaux au milieu des loups. Sous les dents d’une condition extrême. Les pauvres au contraire sont plus forts. Ils résistent longtemps et meurent plus tard. Ils sont aussi plus cruels (…). Maintenant que la belle vie est finie et que nous sommes tous assis à la même table, ces gens-là, qui portaient le fardeau de la misère, sont les plus costauds ».

Bref, les riches, désormais, sont …

« nus comme des vers. Et comme des vers, ils risquent d’être décapités par la pelle de la faim »

C’est que, pour parler franchement avec Cosimo Argentina, ce qui distingue les pauvres, c’est qu’ils connaissaient déjà la Fin du Monde avant sa mise en œuvre officielle :  en témoigne ce discours funéraire, prononcé, en bousculant le prêtre et les officiels, par l’un des collègues de Lamanna, tué lentement mais sûrement par les gaz de la cokerie (p. 148) :

« Nous savons que ce cri de douleur naît et meurt dans cette église. Nous savons que ceux qui s’enrichissent avec notre travail sont sourds et insensibles aux mots. Ce sont les mêmes qui économisent sur les harnais, sur les casques, les chaussures de sécurité et sur le respect des émissions polluantes. La tumeur de Lamanna est un évènement qui n’a pas d’importance, pour les chefs. Moi aussi, j’ai une tumeur au poumon gauche. Je serai opéré à Lecce la semaine prochaine et les probabilités de survie à l’intervention sont de 50%. Les morts à cause du travail ne devraient pas exister … c’est une contradiction dans les termes »

Mais ces sortes de travaux dirigés du Sort, superbement écrits et commentés par nos auteurs, n’empêchent pas les saillies émues ou hilarantes :

… ainsi d’un coup de foudre magnifiquement imagé par Carmine Abate (p. 51) :

« Tu connais le grondement d’un coup de fusil dans les ravins ? – me demanda mon père (…). C’est un bruit qui vient de partout et qui semble ne jamais prendre fin. Ça m’a fait ça la première fois que je l’ai vue … »

… et le même précise (p. 52), que de la boutique où la fleuriste inconnue vient à jamais, d’un regard, de tuer son passé de geignard solitaire,

« je sors, mais je voudrais rester là toute ma vie … »

Je ne suis pas du tout spécialiste de la pensée de l’Italie (je n’ai parcouru, de ses écrivains, que Dante, Machiavel, Galilée, Vico et Buzzati), mais j’ai été extrêmement sensible, via ce dense et probe recueil, à la continuité, dans sa relève pourtant la plus progressiste, du génie italien : c’est, comme depuis toujours, un monde certes sans sentimentalité,  sans esprit de sacrifice, sans vocation contemplative (la noblesse qu’il y aurait à regarder finement dans le vague a toujours fait rire l’Italien, pour lequel la considération pour elle-même de ce qui est n’a justement aucun titre à être !), mais aussi, par cela même, un monde sans vaine obscurité, sans maladive indécision, sans complaisant scrupule (comme disait Elie Faure, l’Italien a d’abord un loyal problème de condition, et non un retors et alambiqué problème de conscience). Nous avons beaucoup à en apprendre : par exemple la France présente se perd dans son vaniteux refus des migrants, comme l’Allemagne, peut-être, dans sa trouble générosité à leur égard, mais l’Italie, elle, n’a pas le loisir d’osciller ainsi entre barricade et ouverture, car elle sait et vit qu’on ne ferme pas la mer,  elle sait et vit que Lampedusa est plus au Sud qu’Alger ou Tunis, elle abrite en son coeur un pape non-italien plus chrétien que tous les Italiens réunis, elle est donc aux premières loges d’une vérité qu’elle affronte (comme, dirait aussi Elie Faure, elle affronte corrélativement les illusions qui séparent de nous le désir même de vérité !).

On peut même tenter de comprendre, par ces textes souvent prophétiques, ce qui, dans la Péninsule, n’arrive plus à se produire : la mondialisation, qui exacerbe les petites passions, émousse les grandes, dont se nourrissait exclusivement la vertu italienne ;  la pression migratoire (parce qu’elle montre que Dieu a créé l’étranger comme davantage que nous-même) complique l’héroïsme italien (qui ne s’engageait que pour un Dieu capable de lui, et coupable des autres) ; le réchauffement climatique même menace l’équilibre acquis de l’âme collective, car les Italiens n’ont su jusqu’ici transfigurer la laideur extrémiste de leurs inclinations que parce que leur assise terrestre, leur chair géographique, était bénie des dieux, était la plus gracieuse et poliment modérée des terres habitables (or, c’est fini, l’Ombrie et la Toscane mêmes seront bientôt peut-être poubelles embrasables) ; même les Droits de l’Homme étouffent peu à peu la part noble de la vendetta (cruelle, mais décisive pour punir ceux qui ont voulu rendre impossible d’aimer).

Une dernière chose : il n’y a pas de fil chronologique dans ce recueil. Mais cela même est italien ; ce déploiement par échos architecturaux, qui ne s’étaie pas sur la vaine assurance d’un devenir unique, inévitable, totalisant, a le mérite (très représentatif de ce peuple) d’une rare hospitalité à l’égard des nuances, d’une intelligente et lente assimilation de ce qu’on ne peut ni modeler ni négliger, d’une radicale franchise de soi à soi (comme une lucidité exclusivement privée) qui fait dire, non pas « Dieu est mort » – et son imbécile cortège d’inconsolables blasphémateurs et de revanchards fanatiques – mais simplement : « Un autre monde ? Peut-être, mais pour quoi faire ? ».

C’est donc légitimement qu’Angela Biancofiore, qui supervise et préface ce recueil (avant une remarquable introduction de Romano Summa et Sondes Ben Abdallah) nous rappelle que « la littérature a la responsabilité du monde », parce que,  suggère-t-elle,  l’homme, de toute façon, ne survivra … qu’à une nouvelle compréhension de lui-même (que ces souvent jeunes auteurs contribuent nettement à inaugurer !).

Le titre de ce livre évoque explicitement l’aphorisme de Gandhi : « Soyons le changement que nous voulons dans le monde » ; il ne prétend pas nous dire qui être, mais seulement comment un peu mieux le vouloir. Et son utile secousse est comme une bourrade de réenchantement.

*dans le cadre de son activité au dynamique centre de recherche LLACS (Langues, Littérature, arts et cultures du Sud) de l’Université Paul-Valéry de Montpellier,

http://www.univ-montp3.fr/llacs

©Marc Wetzel 

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