Chronique de Miloud KEDDAR
« Le devenir de l’homme »
Sur Cranach l’Ancien et Jean-Michel Basquiat
Lucas Cranach l’Ancien
L’Adam et Eve ou le dernier repas de l’ange ? L’homme, Adam, l’Adam qui ne mange pas va à la guerre, dirais-je pour paraphraser Léo Ferré. L’arbre du côté d’Adam éclaire Adam dans « Adam et Eve » de Cranach l’Ancien. Eve est du côté sombre. Elle n’a, je vous dis, pas besoin de lumière extérieure, elle rayonne par elle-même. (Eve est belle d’une beauté féminine, Adam est beau d’une beauté masculine). Eve accepte de manger. Une pomme dans chaque main, la pomme dans sa main droite a couleur pain. Eve ne redoute pas la mort, elle se sait porteuse du devenir et quelle mort pour qui enfante ? Accepter la mort simplifie le geste. Adam ne mange pas, la pomme dans sa main gauche a couleur sang : refuse-t-il la mort, lui maintenant ange déchu et le sachant ? Questionne-t-il Eve : « Est-ce cela la vie, il semble demander, et son doigt est déterminé dans la presque hésitation qu’est la vie ? ». Par le geste d’Adam, Lucas Cranach l’Ancien accomplit l’acte philosophique. Par le geste assuré d’Eve, l’acte poétique. Cranach l’Ancien en peignant son « Adam et Eve » a-t-il pensé à la « Cène » ? On est en droit de se le demander. Faisons un détour, voulez-vous : il y a, j’ai relevé, une ressemblance frappante entre « l’Adam » de Cranach et le « Christ (jaune) » de Jackson Pollock dans « Crucifixion ». Ne retrouve-t-on pas le Christ dans Adam ? On peut dire que les deux peintres se sont posé la même question : « Est-ce le dernier repas de l’ange, Adam, Le Christ ? ». et nous, ne devons-nous pas, là ils nous invitent, accepter notre condition ?
Par son « Adam et Eve » Lucas Cranach l’Ancien (Lucas Müller) nous dira aujourd’hui ; « Adam, nous le voulons toujours dans la lumière. Eve du côté sombre ». La femme ? On l’oublie ou l’écarte ou la soumet, on la voue à des tâches secondaires. Nous ne mettrons pas la femme à droite de Dieu, hier comme aujourd’hui. Mais Eve est une eau dormante, elle marche malgré la tempête. Un jour, bon gré malgré, la femme trouvera la place qui lui revient, elle sera partie prenante dans le devenir des hommes, partie prenante dans le choix du devenir !
Jean-Michel Basquiat
Basquiat, briser la coquille ? Regardons le Christ de Jean-Michel Basquiat, il n’est pas consommable (ceci est mon corps, ceci est mon sang !), le Christ de Basquiat est consumable. Le temps l’a lu, l’a travaillé soumis, usé. Le temps l’a mortifié « squelettisé ». Ce Christ est « Crisis X » et Crisis X est
ce qui ne se définit pas, donc « inconnu ». Il peut être personne et nous à la fois, puisque concernés. Et voici les Écritures. Elles sont nôtres sans l’être : indéfinissables, tout comme nous ! Et de toutes pièces inventées et à nous Basquiat les impose. Éveillant un manque de vérité quand cette dernière est notre réalité. Et Basquiat ? Il se sait Dieu-Diable qu’a vaincu la vie et qui pourtant œuvre pour la vie (la vie en son strict droit !). Le Crisis de Jean-Michel Basquiat ne semble-t-il pas vouloir nous dire : « Je meurs sur la croix pour donner sens à ma vie, je suis mortel. Faites comme moi et la vie aura tout son sens ». Le Crisis X nous dit peut-être aussi : « Donnez un crayon au peintre au poète et demandez-leur de parler de l’infini. Le peintre tracera l’infini en commençant par un point, le poète par un mot, une lettre. L’infini (l’Éternel), s’il a un début, n’est pas infini ! L’infini est chimère, simple pensum, idée théorique et saugrenue, l’Infini est Chimère ! ».
Reniant l’infini, Basquiat se dépense de tempêtes en brûlures. Reniant l’infini, il tente de revenir à la coquille créatrice (non dans son corps d’adulte mais « celui » de l’enfant). Il repousse le temps ou le rebrousse à contretemps. Il froisse l’échelle : l’aujourd’hui ne suit pas toujours l’hier ; il peut se lier à l’avant-hier. Et quel hier pour demain ? La coquille ! Elle n’est pas pour Basquiat une simple rêverie mais de la tempête qu’il faut briser par de la tempête. Et toute la vérité de ce « rebrousse-temps » est la recherche du liquide « séminale ». De quel trouble, je suis ? De quelle guerre, suis-je ? Et Basquiat va aller au liquide là où le liquide s’évanouisse dans l’abîme de tout liquide. Peut alors naître l’être, se solidifier, accomplir. L’Être de Basquiat est porteur d’une échelle. On habite un bâti pour se bâtir ! Jean-Michel Basquiat qui veut briser la coquille pour le liquide séminale savait-il que toute naissance est un « rejet » ? Accueille le corps mâle, le corps femelle le rejette puisque corps étranger, non compatible. L’union qui en résulte est une guerre. Le corps rejeté reste toutefois demandé (désiré) puisque la guerre doit continuer. Le marteau, l’enclume ! Cela aurait été aisé pour Basquiat l’idée de rejet, salvatrice pour qui brûle la vie et de la vie. La vie refuse la mort, non l’être, et Basquiat avait de l’être ; il était dans le devenir de l’être, Basquiat en notre devenir !
Notes :
Lucas Cranach l’Ancien, « Adam et Eve », 1508-1510 (Collection Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon)
Jean-Michel Basquiat, « Crisis X », 1982 (Succession Jan Krugier)