Henri RODIER – De la Loire au creuset de rien – Clapas (Millau) 2016

Chronique de Marc WETZEL

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Henri RODIER – De la Loire au creuset de rien – Clapas (Millau) 2016


 

« Qu’est-ce qu’il y a qu’il n’y a pas

Qu’est-ce qu’il y a dont l’existence même des choses

Est la partie la plus visible de ce qu’il n’y a pas » (p. 24)

Henri Rodier fait partie du groupe, farouche et fiévreux, des poètes-philosophes, et voici pourquoi : la poésie lui permet d’admirer le jeu des choses, de s’émerveiller de leur chant constant, tendu, indéfini ; la philosophie, parce qu’elle est le travail impartial de la raison libre et consciente en chacun, lui permet, de son côté, de s’émanciper du cours particulier des intérêts, de se délivrer de l’affairement autocentré de vivre, de se détacher (par l’exigence de toute la vérité possible) de la commune et déprimante nécessité des illusions. Ainsi poésie et philosophie ensemble permettent exactement une émancipation par admiration, et c’est là une bonne approximation du Paradis (là où l’Enfer, à l’inverse, consiste, disait Simone Weil, en devoir dépendre de ce qu’on méprise, comme le ressentent le valet de chambre d’un tyran, un avocat-conseil de Monsanto ou même tout toxico lucide).

Reste à savoir si cette émancipation par admiration est disponible, est aisée, est simplement un projet consistant. Poésie et philosophie se rejoignent magnifiquement les rares fois où elles le peuvent (lorsque, chez des philosophes, l’intelligence pure se met à chanter, comme chez Alain, Deleuze ou Sloterdijk, ou réciproquement chez des poètes, quand la beauté se met à penser, comme chez Rilke, Grosjean ou Bobin). Alors, notre Henri Rodier ?

Son recueil de poésie s’appelle donc « De la Loire au creuset de rien » . Franchement, le titre semble dangereusement sibyllin, et le contenu, quoique bref, lui-même difficile. On voudrait fuir ce qui rebute. Mais on aurait tort : notre homme habite près des débuts de la Loire (disons pour les familiers : entre Arlempdes et Monistrol), la contemple toujours et activement, et son « économie » du fleuve est certes dérangeante : il veut en effet « réduire » la Loire (p. 7), ou « l’étendre à l’intérieur » (p. 19), ou deviner comment « rien ne bouge » quand elle « est là » (p. 48). Le lecteur, lui, veut comprendre. Alors voilà :

L’immense et libre Loire est là pour figurer le flux de Tout, le courant général des événements. Qu’est-ce qu’un fleuve ? L’auteur constate que la déclivité naît du relief, l’écoulement naît de la déclivité, et que de l’écoulement naissent rivages, bancs de sable, méandres, vapeurs, débris, remous, reflets – et de tout cela naît … rien. Un fleuve n’est fait que pour se dissoudre, pour se perdre dans plus général, uniforme et étendu que lui : aucune embouchure n’est une chose. La

dévalante individualité d’une Loire va son flamboyant millier de kilomètres pour purement et logiquement s’abolir à l’estuaire.

Ainsi « réduire » la Loire, c’est d’abord (avant de simplifier l’arborescence de son cours ou de le ralentir à l’échelle de ses constituants) voir son constant sursis. Comme « l’étendre à l’intérieur », c’est saisir qu’elle ne se gardera elle-même qu’en se continuant en nous. Quant à comprendre l’étrange « immobilité » qu’elle semble induire, tout est ouvert : l’eau bute peut-être sur ce qu’elle a trop charrié, ou bien : l’eau se fige et se fait une à proportion des affluents reçus (plus loin tout est venu s’y mêler et se rassembler, plus le « creuset » de son lit « s’illumine » (p. 28). Cette image de démocratie alluvionnaire dans un récipient opératoire large comme un bon quart de France, est fantasque mais vraie.

Il y a ainsi, dans ce recueil, nombre de pensées dont on ne sait si elles sont idées (philosophiques) plutôt qu’images (poétiques). Ainsi, comme en un autre texte de Rodier (« Le geste impensé d’un caillou »), cette suggestion que toute perception est, en un sens, réciproque. Le caillou s’empare donc de la main autant qu’elle le saisit. Ce n’est pas là fioriture magique, ni incantation animiste, mais la conviction panthéiste que tout se tient (« les choses » sont « hélées les unes par les autres » p. 14), liées par « la fragile porosité d’une absence ». Il y a, dit l’auteur,

« un murmure de fond dont les choses suivent la trace dans le silence inerte du rien. Toute beauté est d’abord un échouage sur le versant précurseur d’un inaudible consentement. Une passivité légère sur la joue frémissante d’un songe » (p. 18).

Le langage ne permet pas de créer les correspondances (qui sont là, avant nous, et s’entendent tisser le monde), mais seul il permet de les arpenter dans tous les sens loisibles.

Autre conviction d’Henri Rodier : la conscience humaine usurpe quelque peu sa fonction de surplomb ; certes, l’auto-apparition qu’elle est dépasse tout autant l’entre-apparition usuelle des signaux inertes et vivants que l’auto-disparition continuée des moments du temps. Mais notre auteur sent que l’apparition à soi a elle-même une histoire, un cours prosaïque, une fonction d’abord consensuelle. L’attente mutuelle inconsciente des choses (avec sa « porosité ») précède et conditionne, pour lui, l’attention rationnelle et le discernement conscient du regard humain. Il le révèle étonnamment :

« Non pas qu’il n’y ait rien

ou que ce qu’on touche des yeux soit déjà quelque chose

Mais pour une fois

Accepter l’induction des choses

Passer de l’autre côté » (p. 20)

C’est suggérer que la leçon de réalité doit se tirer du cours intérieur des choses.

Cette consigne d’accepter l’induction des choses pour traverser le flux entier de l’apparition est énigmatique, mais belle ; car induction, ce n’est pas d’abord ici généralisation hâtive, mais bien plutôt développement à même les lignes de force, amplification de la croissance virtuelle des êtres ; induire, c’est comme produire l’envie d’être des choses, c’est les causer pour plus tard ; de même que réduire – comme le disait l’auteur pour la Loire même ! – c’est suspendre les effets accessoires, c’est comme revenir à une intention première du devenir.

J’ajoute enfin que le panthéisme déjà singulier d’Henri Rodier est, semble-t-il bien, chrétien. Il proclame ainsi l’égale dignité de tous les « fragments » de réalité (pour autant qu’ils participent au commun acte d’être) ; il a la sorte d’humilité ontologique de soutenir que la conscience, serre-tête du roseau pensant, et pourtant seule capable de rassembler les fragments du monde indépendamment du monde, n’est elle-même qu’un fragment (et sentir sa propre misère, dit notre pascalien, seul rend miséricordieux) ; enfin très clairement il espère la résurrection d’un corps dans l’unité même de tous ses fragments.

On a compris qu’il y a là un auteur difficile et important, un écrivain qui, à son avis, marie Ponge et Camus, et, au nôtre, plutôt Leibniz et Saint-Paul, dans un extraordinaire souci d’unir cours de la Genèse et décréation, ou Providence et absolu du Silence.

Comme les prestiges de l’invisible font amèrement rire l’aveugle, les charmes de l’indicible n’impressionnent guère Henri Rodier, muet d’admiration devant l’Impensé qui nous englobe, « promeneur » marchant, en cet Univers, sur la trace de ce qui l’a fait :

« Dans l’impossibilité d’ajouter à la Loire

L’impatience d’un autre départ

Tout devient possible

Les pierres les oiseaux les arbres

Le silence

Même un peu »

© Marc WETZEL

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