Chronique de Marc Wetzel
Alain MONNIER – Le petit monde de Barthélémy Parpot – J’ai lu, 2015
Je veux rendre d’abord hommage à l’innocence de Barthélémy Parpot. Ce personnage, négligé, conformiste et rabâcheur (mais qui a les excuses de la malchance et de la pauvreté) a trois qualités décisives : c’est un doux (un qui connaît trop la souffrance pour souhaiter l’accroître, et la solitude pour oser la partager), un naïf (son refus même de juger le préserve de tout préjugé : quand il est bête, c’est sans ruse. Ses limites mêmes ne sont jamais artificielles), un pacifique enfin (son cœur aime la concorde, qui fait battre tous les autres avec le sien). Bien sûr, il souffre, car les qualités même de son innocence se contredisent : naïf, il ignore trop les causes de la souffrance pour être aussi durablement doux qu’il veut. Et, doux, il bute toujours trop sur la brutalité à laquelle il se refuse pour rester pleinement naïf. C’est un homme scrupuleux, qui s’empoisonne la sagesse, puisqu’il ne cesse de faire attention au mal qu’il ne fait pourtant jamais !
Mais le miracle de son élaboration psychologique est que sa simplicité est clairvoyante. Il nous convertit même à la naïveté en nous faisant voir que seuls les cons voient en elle la bonne foi des cons. Par exemple, Barthélémy n’adopte « naïvement » toutes les pratiques religieuses à la fois que parce qu’il ne comprend légitimement pas l’intérêt de séparer Dieu de Dieu! Et la candeur de sa compassion est la plus profonde, puisqu’il « console », dit-il, les gens « d’être ce qu’ils sont ».
Je veux ensuite rendre hommage à l’humour d’un auteur. L’humour français est une denrée précieuse : nous sommes submergés d’ironistes (qui crèvent les baudruches, raillent les travers et toisent les ridicules), mais ces mercenaires du désabusement ont « le rire qui se prend au sérieux » ( comme dit Comte-Sponville, par ailleurs fervent admirateur de Parpot !), alors que nos si rares humoristes (qui tout à l’inverse, dit le même Comte-Sponville, formulent et incarnent « un tragique qui refuse de se prendre au sérieux ») rient d’eux-mêmes et se moquent d’une humanité dont ils se revendiquent et s’assument membres. L’humour véritable est solidaire, si être solidaire, c’est se sentir responsable de tout ce qu’on n’a pas pu empêcher les autres de devenir. Et l’humour de Monnier est la plus douce (mais la moins naïve !) des dévastations. En voici quelques traits : Barthélémy est « contre le divorce parce que c’est une insulte à ceux qui n’arrivent pas à être mariés » (PLB, p. 12) ; il ne doute pas de la prochaine venue à lui de « Vierge Marie Mère de Dieu », car « elle lui apparaîtra obligatoirement où il sera, puisque, s’ils devaient se rater, il n’y aurait pas d’apparition » ! Sa méfiance à l’égard de l’autre monde promis s’explique ainsi : « je ne crois pas au Paradis parce que quelqu’un qui met l’enfer sur Terre, on ne peut pas lui faire confiance pour ce qui va se passer ensuite ». Et puis, de toute façon : « l’image du Paradis quand on piétine devant sa porte, c’est vite l’enfer ! ». A l’inverse, l’approche du terme de la vie ne le trouble pas, car, par principe, « l’approche de la mort délivre de tous les mensonges qui n’aidaient qu’à vivre ». Autrement dit, dit-il, « si je dois continuer à m’inquiéter après la mort comme pendant la vie, l’éternité va être interminable ». Enfin, après qu’un bon Père ait conseillé à Parpot de méditer le livre de Job, et qu’il ait parcouru l’interminable et fumeux plaidoyer de ce malheureux réprouvé, il recadre Job en ces termes : « je me demande même si c’est pas sa manière de parler qui a fini par agacer Dieu ». Les hommes de Dieu en général ne l’impressionnent pas ; le « Pape » à son avis, « devrait surveiller davantage les gens qu’il embauche », et même les intellectuels du sacré, car « c’est sûr que les diplômes en théologie ne prouvent pas plus la bonne foi que les diplômes en comptabilité prouvent l’honnêteté ».
Je veux enfin rendre hommage à l’humanité d’une œuvre : dans « A votre santé, Monsieur Parpot ! », la maladie (un cancer) tombe sur un personnage, Barthélémy, que nous savons déjà hautement fantaisiste (voire dingue) et simplet (voire imbécile). Ce qui arrive alors par ce livre est la double révélation suivante : d’abord, nous savons que la folie est une maladie, mais l’intrigue douce-amère qui nous est proposée apprend que la maladie réelle peut devenir, elle, le meilleur des remèdes à la folie. C’en est fini au moins du narcissisme (guéri dès que la maladie met dans l’état où l’on ne songe plus du tout à chérir l’image qu’on donne !), et du délire (l’insoutenable vérité de la maladie ramène aussitôt à bon port l’esprit qui erre et divague) ; qui fait mieux ?
Nous savons d’autre part que toute maladie, toute désorganisation physiologique, est comme une bêtise, une obstination erronée : le corps y fait l’idiot (l’organisme vient comme marquer contre son propre camp), puisque certaine partie de lui vient ruineusement jouer contre les autres. Mais c’est l’occasion, à côté de la révolte, de comprendre que le mal a sa raison d’être, que le malheur est sensé, que l’insatisfaction est une clé de survie (p. 143) et qu’il n’y aurait pas de sens – pour un créateur comme pour le Créateur – à former ou créer un monde heureux. Pas de monde en effet sans résidence, ni donc sans expulsion ; pas de monde sans style, ni donc sans parodie ; pas de monde sans cohérence, ni donc sans incompatibilité ; pas de monde sans affaires et choses de la vie, ni donc sans concurrence et embrouilles. Mais, surtout, il n’y a pas de monde sans diversité interne, et Alain Monnier a l’art miraculeux d’entrecroiser les voix (qui toutes sonnent juste !), de fournir égale et continue crédibilité aux modes d’expression et de conduite les plus opposés, de nous sembler imiter à la perfection de parfaits inconnus : alors qu’un « à la manière de » sans modèles préalables, sans originaux repérables, devrait lamentablement échouer, ce Protée de la contrefaçon nous offre une prose du monde plus vraie que toute Révélation !
A l’image d’un personnage extraordinairement réussi, que son naturel n’empêche pas d’être inventif, et sa bienveillance à sa façon rigoureuse, Alain Monnier nous offre le prodige d’une simplicité infiniment pleine de nuances (son aisance à vivre semble littéralement se nourrir de toutes les difficultés explorées de la vie) et d’une intégrité jamais déconfite, quoiqu’infiniment exposée aux aléas qu’elle soigne et absout. Merci à ce tendre ingénieur de la désillusion de nous enseigner aujourd’hui, magnifiquement, irremplaçablement, authentiquement, l’héroïsme de la modération.
Très beau portrait.
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