André DOMS présente
T O M R E I S E N
Cette présentation de Tom Reisen par André Doms s’est faite au 150 de la chaussée de Wavre, siège de l’A.E.B. en 2011, et lors d’une soirée organisée par les éditions du Tétras-Lyre, où le recueil était paru peu auparavant.
De Tom Reisen je ne savais, il y a un mois, que le nom. Il est vrai que c’est un poète rare : après son Dialogue des Limbes (Phi, 2001), voici seulement le deuxième titre de ce quadragénaire, mais rares surtout les recueils dont la qualité d’écriture, le timbre et le monde intérieur spécifiques tranchent d’emblée sur la grisaille d’innombrables confessions banales ou recettes verbales qui croient pouvoir s’appeler poésie. Pour y prétendre, il faut mûrir en soi, puis poser l’acte d’écrire, le situer donc en un lieu où il prendra son sens par sa délimitation même, quelque chose comme une enceinte : « Le Verbe (est le) lieu où se tient l’homme qui se ceint », écrit Reisen, pour qui la parole du poème colle à l’être, et de s’engager dans la métaphysique ne la résout pas ; « À la question « Qui suis-je » » le poète peut à peine « répondre avec quelque assurance : je suis une douleur, une douleur de langage ».
Ce lieu du poème reste néanmoins ambigu, à la fois champ clos où s’affrontent et se déroulent la « métamorphose et (l‘) agonie du langage », et lieu poreux, une brume translucide où, entre des circonstances réelles et précises, passent des vapeurs mythiques :
À la pointe Drouot, à midi moins vingt
J’étais assis en terrasse au milieu des voitures. Des
passants me traversaient
Comme si je n’existais pas
Et suivaient leur route d’ombre
Sous le soleil : j’ai voulu
Garder le ticket, preuve de mon passage
Sur terre. Mais sitôt l’addition réglée, Le
serveur s’empare de ma tasse vide Et de sa
main libre porte le reçu
À sa bouche et le dévore
Férocement tel Saturne ses fils (…….)
Et sous mes pieds, je sens le métro rouler
Ainsi qu’un tonnerre.
Le lieu est ainsi brouillé, indéterminé comme dans le Rivage des Syrtes de Gracq ; il se décompose ou se recompose avec d’autres : Reisen affectionne un « haut lieu » hétérogène, frontière entre le mi- lieu urbain, policé, et le mi- lieu rural, plus sauvage ; s’il « ne rêve que de villes », il les voit en « photomontages » où elles s’accolent en « une ville indéfinie et onirique, semblable en cela à l’image poétique » ; ailleurs, la butte du château de Guillaume le Conquérant à Falaise chevauche en quelque sorte l’éperon fortifié du Kalemegdan de Belgrade. Plus largement, on ne distingue pas toujours les qualités des choses, « le doux et le sel » ni davantage « les cours du Temps (qui) s’entremêlent » et parfois s’associent à d’autres valeurs. Dans ses « Terres de lecture », notre grand lecteur précise qu’ « à chaque saison s’attache une œuvre, une littérature, une époque », rapprochant le symbolisme du « demi-jour d’un hiver parisien », le romantisme des « derniers orages» de Keats, le « printemps fiévreux » de Dostoïevski. Indétermination (homme ou atome, Heisenberg a raison) et correspondances. Reisen a choisi de « s’installer » en l’été.
Un titre plus guillevicien qu’aucun de Guillevic, monosyllabe de trois lettres, sans majuscule ni article, qui fait entendre, outre la saison, le participe passé du verbe, le passé de l’être. L’auteur se retourne sur ses « enfances », étant « de ceux qui rêvaient sur des mappemondes ; amants des capitales d’empire », mais trouve aussi aux écrasantes lumières du Midi un « goût d’exil » (ô Saint-John Perse…), une impression de « vacance », au sens – singulier – de ce qui, étant vacant, par là-même a été occupé, vécu. Dans sa maison de Côme, « lieu ceint » précise Reisen avec une ambiguïté rien moins qu’innocente, s’attarde une mémoire, écho d’un regret, de quoi, sait-on jamais chez ce discret ?
… la maison de Côme – c’était un creuset
Où nos vies volatiles se précipitaient
Le mystère avide de mystère
Se nourrit de sa propre chair
Dans la nuit où sombrent les amants
Des questions furètent
Et je sais tout le confort du mensonge
S’imaginant au crépuscule, las « comme un corps revenu de l’amour », debout sur le seuil, à la façon des « vieux qui savent le prix des choses », il aime contempler l’heure où « le monde s’endort », — et qui n’est tenté de poursuivre : « dans une chaude lumière » baudelairienne ? Aussitôt pourtant surgit la restriction : « L’invitation au voyage fait toujours l’impasse sur le voyage. C’est de départ qu’il s’agit, mais plus souvent encore, de retour. C’est de faims que le voyage nous parle, mais plus souvent encore, de marchandises et de trophées » ; or ce rêve – « ordre et beauté/ Luxe, calme et volupté » –, cette « opulence a le sommeil profond », « est un leurre de fractale ». Et d’entonner l’ « éloge de l’indigence », la carence, justement cette « vacance » dont la notion s’applique tant au labeur de l’écrivant qu’au cheminement du vivant : « Il faut un singulier entêtement pour ne pas voir que le Livre (ô Mallarmé…) de sa vérité n’est que le récit de la pénurie ». L’excès de lumière amortit, alors qu’une « lumière striée », filtrée par des persiennes, un « été à claire-voie » fait « s’échapper le désir vers ce pan de mer », suscite et ressuscite ce désir, que le poète reconnaît comme « sa loi » mais dont il prévoit qu’il ira « plonger dans le clignotement bruissant des vagues », s’y perdre et « recommencer » dans une spirale de rebondissements successifs. Il n’empêche : « le désir (reste) un leurre ainsi que son apaisement » et si « la vérité est dans le Sud », « saison lucide » mais tout autant « cénobitique, sans ombres et sans conforts », on comprend que le poète l’ait élue « par une sorte de désespoir ».
Pour sortir de cette relative impasse existentielle, songerait-on à d’autres voyages, évasions en « terres de culture », et lire serait-il un voyage sans retour ? Citant un passage des voyages du capitaine Nemo, Reisen note que « l’enchantement de l’écriture de Jules Verne tient à ce qu’elle ne fait qu’effleurer des rivages toujours fuyants (…) D’où cette impression que le plus beau reste toujours à venir » ; c’est là un moyen de retenir, d’alentir, presque de suspendre l’acte, de le garder à distance. Ainsi, la reproduction d’un « Saint-Georges terrassant le dragon » s’avère le lieu, l’arrêt sur image d’un renversement des valeurs éthiques puisque le poète y voit « la réponse » (la lance « droite, exclamative » du chevalier divin) terrasser « la question », le doute qu’on lit dans le regard de la bête. L’image conventionnelle, univoque et orthodoxe, devient lieu d’un conflit, d’un acte où les protagonistes vivent un lien, le plus étroit et le plus tragique, sur lequel, avec habileté, enchaîne ce poème :
Je suis le boucher allègre
Au tablier sanglant
Lame à la courbe parfaite
Blanche comme l’éclat d’innocence
Blanche l’angélique démence
Homme désir et désiré
Esprit bandé sur les sommets
Le sexe mitan
Je suis la veuve, l’incompassionnée. L’amoureuse
De ta nuque, la douloureuse. Je suis le bûcher et
la victime consumée Et dans l’arène pourpre au
soleil midi
Je suis la femme habillée de lumière
Et le dieu à la face taurine
Je suis l’estoc et la corne et la plaie
Je suis enfin je suis
L’AGONIE FIGÉE
Étrange renversement, à nouveau, que cette femme « en habit de soleil » ! Les « aficionados » n’ont jamais vu de « torera » mais c’est elle qui fait basculer la corrida, affrontement de forces mâles, dans la confrontation mythique de Pasiphaé et du Taureau, cet accouplement qu’elle imputait à l’impiété de Minos, ou au destin, au Fatum qui nous (op) presse dans le labyrinthe du monde intime. Sans oublier la resexualisation des vers « Je suis le Veuf, l’Inconsolé.. », d’un Nerval que Reisen rencontre en sa préoccupation ésotérique.
Qu’il fasse parcourir à sa poésie espace et temps, telle un curseur en « décalage horaire », loin de la perturber, la sauvegarde ; mais notons que cette distance prise en vue de figer un acte futur (l’imminente agonie du dragon) peut aussi bien résister à l’acte échu :
Hystérésis. J’ai toujours vécu en retard sur l’événement, à contrecoup.
C’était depuis l’enfance mon seul subterfuge, au temps ma réponse :
faire le mort. Comment pourrais-je rendre témoignage de ce que j’ai
vécu si je ne passais ma vie à la relire ? J’ai aimé partir, j’ai préféré
revenir ; j’ai préféré repartir. Exodos – Nostos – Algos.
Nostos-algos, la nostalgie investit le voyageur, n’importe où il se déplace. Et cette personne déplacée n’a de recours que sa parole, qui n’atténue pas la douleur, si elle ne l’amplifie, mais reste, comme l’hystérésis, sa réponse au Temps. Pour ce faire, elle est « poésie de galet », sobre, concise, d’incision même, et qui, par les racines étymologiques, cherche à ressourcer et rafraîchir la langue ; elle résulte en somme d’une espèce d’ascèse, prix à payer pour atteindre une « beauté » qui « n’est que quasi stérilité et sécheresse. Tout le contraire d’une terre prodigue ; ce sont des cultures gagnées sur le désert » : derechef, les vertus de la pénurie.
Par ailleurs, cette exigence esthétique s’accompagne d’une quête « folle » de la vérité, car « comment ne pas voir que la vérité dans son essence est une folie », sa tentation « une démence » ? Or la vérité qui sauverait l’être au monde et le monde lui-même ne ressortit pas à la Raison seule et ne peut être « qu’un amour gagné sur la haine », par essence dialogue, et « scandaleux » puisqu’opposé aux sagesses traditionnelles. Cette vision éthique s’exprime dans une invocation litanique des attributs du Nom imprononçable d’YHWH, mais leur énumération inverse les théologies et les comportements ecclésiastiques, ordonnés et normatifs, rituels et creux. Hétérodoxe, le poète s’adresse au
résident des montagnes et des steppes. Pourfendeur des
lignées de sang, protecteur des aberrants
qui dans les cœurs cultive l’inquiétude
Père des déracinés qui sème l’incertitude
Demeure par l’esprit
Déserteur des temples
Enfin, l’amour salvateur nous vaut aussi, comme par une prise de chair et de cœur, une élégie à la femme en allée, salut nocturne, à la fois serein et rebiffé, d’une beauté intense :
de la forêt le soir monte comme la complainte d’une défunte comme un complot une ombre qui se répand silencieuse tache d’encre et les vivantes travesties grosses de ténèbres s’attroupent dans le crépuscule effréné la vie est l’ennemi de la vie la vie est nombreuse et la mort une (vivantes et morte)
c’est vrai pourtant on aurait dit que tu dormais cheveux défaits Ophélie filant sur la nuit vagabonde et automnale dormant morte dormeuse amoureuse absente encore présente présente déjà absente tu as emporté ce qu’il restait de sens dans ce monde (l’emportée)
oui sur le lit d’olivier ton souffle régulier annule la nuit comme le bruissement des vagues une promesse de vie flot invisible et ininterrompu jours reprisés oui entrer éveillé dans cet autre sommeil à l’aurore oui viens ! (vivante l’amour réconcilié)
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Tom REISEN, été, Éditions Tétras Lyre, Bruxelles, 2011 ; illustrations de Thomas DIOT.

