Isabelle Bielecki, La maison du belge, préface de Myriam Watthee-Delmotte, Bruxelles : M.E.O., 2021

Une chronique de Pierre Schroven

Isabelle Bielecki, La maison du belge, préface de Myriam Watthee-Delmotte, Bruxelles : M.E.O., 2021


Les russes se jettent dans tout avec toute leur âme alors que les belges commencent à réfléchir.

Ce roman est le dernier volet d’une trilogie (les mots de Russie, les tulipes du Japon) évoquant la quête existentielle d’Elisabeth, la fille d’un couple russo-polonais installé en Belgique, qui aura fort à faire pour se libérer tant de la servitude de ses passions destructrices que du poids du passé (une famille divisée, liée à la guerre et à la déportation) ; en effet,  instrumentalisée par un père au passé militaire trouble, brimée par sa mère  et manipulée par un amant aussi égoïste que cynique, Elisabeth devra composer longtemps avec les manques vécus dans son enfance, les vieux schémas familiaux et les contraintes que lui imposent les « hommes de sa vie » avant de pouvoir revenir à  elle, gagner son autonomie, assumer pleinement sa vocation littéraire et en définitive, se mettre au monde…

D’une manière générale, ce roman met au jour la destinée d’une femme qui, en dépit de ses multiples déceptions sentimentales et familiales, puisera au plus profond d’elle-même, la force nécessaire pour suivre son propre désir, pardonner à ses « bourreaux », exprimer sa nature d’artiste et enfin, restructurer sa personnalité dissociée par le temps, l’espace et les autres ; mieux, ce roman narre magistralement les péripéties amoureuses et existentielles d’une femme qui, refusant  d’être admirée voire aimée pour ce qu’elle n’est pas,  exprimera ses doutes quant à tout ce qui l’empêche d’être elle-même voire la force à vivre dans le devoir être,  la peur et le ressentiment…

Parmi les thèmes majeurs évoqués, citons, entre autres, le pouvoir des mots, le soviétisme, la mondialisation, la révolte, le capital, la liberté (une conquête plutôt qu’un don du ciel ), le couple, la passion amoureuse et le …taoïsme (tu crées ta propre souffrance car tu attends ce que tu imagines au lieu de prendre ce qui vient).

Eclairé par la judicieuse préface de Myriam Watthee-Delmotte, ce livre est une ode à l’amour sous toutes ses formes, une invocation à la sensualité libérée, un plébiscite pour l’écriture littéraire et enfin, une invitation à entrer en nous, à nous rapprocher du mouvement de la vie pour percevoir ce qui est et par là-même, ce que nous sommes vraiment. Avec « La maison du belge », Isabelle Bielecki signe un roman qui parle le langage du cœur, du corps et d’une forme de liberté basée sur l’accomplissement de soi. Une réussite à tout point de vue !

A nouveau tu m’as mise en garde : Fais attention ! La pitié est une chose affreuse. N’y succombe jamais car il va l’exploiter.

Malgré cet avertissement, malgré mes résolutions, je recommençais à attendre un coup de fil. C’était plus fort que moi. Quelque chose en moi refusait de mourir. La nuit, je faisais des cauchemars. En rêve, je faisais un bond dans mon passé, j’étais à nouveau avec lui, incapable de le quitter.

C’était le même scénario qu’avec mon père. Une enfance à l’aimer à la folie, et une vie entière pour m’en arracher. Car l’appel de Ludo que j’appréhendais était le même que celui de mon père, sombré dans la parano la plus noire après le suicide de ma mère. Combien de nuits ne m’avait-il pas harcelée ! Chaque fois, j’avais espérer entendre l’homme que j’avais idolâtré, celui qui allait me protéger contre le pire et chaque fois c’était lui. Et lui seul.

Dans les deux cas, « maia dorogaia », j’ai espéré le retour d’un homme qui n’existait plus. Qui me dirait, enfin, les mots que j’avais attendus pendant des années.

                                                                                                                  ©Pierre Schroven

Béatrice Libert, Arbracadabrants, avant dire-d’Eric Brogniet, Châtelineau : Le Taillis Pré, 2021

Une chronique de Pierre Schroven


Béatrice Libert, Arbracadabrants, avant-dire d’Eric Brogniet, Châtelineau : Le Taillis Pré, 2021


Dans ce livre, Béatrice Libert affirme  avec brio son amour inconsidéré  pour les mots qui, sous sa plume, deviennent ici les fiers et joyeux ambassadeurs d’un merveilleux,  d’une joie et d’une  pensée décrochant avec le bon sens et le sens commun ; mieux,  elle met ici au jour une  seconde réalité, parodie certaines affirmations et valeurs culturelles établies tout en posant avec une apparente désinvolture, la question du statut du réel et de sa perception. En effet, traversé de suggestions érotiques, d’humour léger et de « forces qui résistent », chaque texte du recueil possède cette faculté d’éveil propre à nous faire retrouver la vie « perdue » derrière les gestes et les pensées codées.

A travers cet ouvrage, l’auteure tend d’une certaine manière, à ressusciter l’enfant en nous et, à l’instar de  certains peintres, nous propose une série de « tableaux » permettant à l’œil de basculer du côté d’un ailleurs où il ne « reconnait » plus rien ; ici, le cœur des choses bat autrement, la beauté rayonne, le mot est ouverture, l’écriture dérange le sens et par certains aspects, rend le réel recomposé. En Bref, « Arbracadabrants » est un livre jouissif qui voit l’auteure faire délirer la langue, chercher une autre réalité voire créer des images susceptibles de transfigurer le connu, de susciter l’émotion, de générer le rire et enfin, d’éveiller en nous le culte de l’émerveillement quotidien.  

Madrier : arbre à poutres

Il s’entend comme larron en foire avec le bélier, géant végétal qui fleurit depuis le haut Moyen-Âge.

Lourdaud, costaud, bougon, le madrier, qui ne badine jamais, semble prompt à trouver la paille dans le bourgeon de ses congénères plutôt que la poutre dans le sien.

Si on le lui pardonne, c’est à cause de son grand âge, mais aussi à cause de son sérieux dans l’art de la déconstruction.

                                                    ©  Pierre Schroven 

Thierry Radière, Abécédaire poétique, Gros textes, 2021,104 pages, 7€.

Chronique de Lieven Callant

Thierry Radière, Abécédaire poétique, Gros textes, 2021,104 pages, 7€.


Avez-vous déjà essayé de répondre à la question de savoir quel et unique livre vous emporteriez avec vous sur une île déserte? ou essayé d’établir un classement de genre, de spécificités parmi tous vos souvenirs? Peut-on les classer de manière alphabétique pour ensuite faire plus facilement appel à eux quand cela s’avère nécessaire?

Je suis incapable de répondre à la première question car tous les livres de ma bibliothèque m’importent et me sont absolument indispensables et il m’est nécessaire de toujours réévaluer la place qu’ils occupent. Les poèmes existent à l’instar des rêves mêlant réalités présentes et passées, souvenirs modifiables et modifiés chaque fois qu’on les invoque.

Thierry Radière a mis de l’ordre dans une partie de sa bibliothèque poétique, a tout relu et a par la même occasion résumé par une formule toujours semblable, les univers multiples qui l’imprègnent, le nourrissent, l’abreuvent: « Il suffit que relise quelques vers de ….» 

L’émotion perçue, le changement provoqué par la lecture ou au contraire ce qu’elle conforte, les apprentissages, les découvertes, les retours sur soi, les projections, les rencontres se font sur le ton de l’amitié, de l’affection, du respect. En chaque relecture est pointée la particularité première du poète lu pour le fervent lecteur-poète qu’est Thierry Radière. Ce sont des saluts amicaux plutôt que des hommages grandiloquents et finalement vidés de sens. Thierry Radière fait de chacun des livres de sa bibliothèque un ingrédient indispensable à la vie, sa vie de tous les jours. De ce fait, il désacralise la poésie, la dépoussière en lui attribuant la place qu’elle mérite à nos côtés.

Lecteur ou poète on se plairait à jouer le même jeu, le jeu de quelques mots pour décrire ce qui à mon sens est aussi complexe et indéterminable que sont les sensations provoquées par un poème. Résumer en quelques lignes ce qui occupe tellement de place n’est sans doute pas aussi facile qu’il y parait. C’est pourtant ce que réussit ici Thierry Radière. 

Sur 96 poètes présents dans la bibliothèque de Thierry Radière, 18 ont été publiés par Traversées. 19 si on comptabilise Thierry Radière lui-même. 

© Lieven Callant

Jean-Pierre Siméon, À l’intérieur de la nuit,  Cheyne éditeur, images de Yann Bagot, 2021, 68 pages, 17 €.

Chronique de Béatrice Libert

Jean-Pierre Siméon, À l’intérieur de la nuit,  Cheyne éditeur, images de Yann Bagot, 2021, 68 pages, 17 €.

On grandit étrangement à l’intérieur 

De la nuit.

C’est sur ces mots donnant naissance au titre, que s’élance Jean-Pierre Siméon. Et l’ouvrage se clôt sur C’est en effet la nuit, seulement dans la nuit, ou dans ce qui lui ressemble, le poème, par exemple, que l’âme remonte à la surface.

Entre temps, le poète a retourné l’envers du jour sous toutes ses coutures lui faisant avouer, paradoxe inhérent, ses sources de clartés par bonheur/Invisible[s].

Lieu d’amour, de marche, de mort, la nuit allonge notre souffle, notre soif d’eau pure comme de silence. Nuit longue en bouche, dit Siméon comme s’il parlait d’un grand vin. En adéquation avec la justesse d’une parole, d’une phrase, d’un sentiment. À son écoute, l’auteur de Sermons joyeux déploie ses antennes à l’adresse de cette bergère des ombres, riche de substances, dépositaire de tant d’aveux, d’instants à graver comme à gravir. Dans cette relation nocturne et intime, le « noctamphile » la voit en couleur tant son œil intérieur capte ses mille et une vibrations dans une vision à la fois panoramique (La nuit est ronde) et verticale (socle).

L’amour semble l’élément constitutif de Nyx / Mère des mille songes, car Siméon écarte la violence qui peut la traverser ici et là. De fait, Il y a bien sûr /Une nuit négative, mais telle n’est pas sa vraie nature, c’est celle de l’homme qui la travestit. 

Ce livre se révèle donc une déclaration d’amour à cet espace-temps éminemment poétique qui nous restaure et nous reconstitue intimement…

Comme à son habitude, Jean-Pierre Siméon fait preuve d’une belle langue simple et polie comme un caillou lunaire, sans brillant ni obscurité ni effet à la mode. Méditation révélant, outre les beautés nocturnes, le lait dont Nyx nous nourrit, sorte de viatique d’avant sommeil à emporter jusqu’en nos rêves les plus beaux.

Quand on marche dans la nuit

On entend son pas

Les murs en sont plus silencieux

Les arbres eux

S’émeuvent

Mais moins que notre cœur

Qui soudain

Se connaît

Ce livre apaisera plus d’un lecteur. La beauté même de l’ouvrage, dont on doit les superbes images de lunes bleues et argentées à Yann Bagot, alternant page claire et sombre, en fait un judicieux cadeau pour tous les noctambules, mais aussi les insomniaques.

©Béatrice Libert, 5 juillet 2021.

Planète solaire L’instant s’égoutte, Jeanne Champel Grenier, Illustrations de l’auteur, Éd. France Libris, 107 p., Orthez, 2021

Une chronique de Claude Luezior

Planète solaire L’instant s’égoutte, Jeanne Champel Grenier, Illustrations de l’auteur, Éd. France Libris, 107 p., Orthez, 2021


Lire Jeanne Champel Grenier, vivre un instant à la lumière de ses tableaux sont une expérience toujours positive, toujours nourrissante. Cette suite de souvenirs d’enfance, mais également de contemplations philosophiques, le plus souvent tendre mais sans concession au désarroi ambiant, fait preuve d’une vision profonde et chamarrée : celle du poète.

D’emblée, voici la tonalité de ce recueil : Alors, je décidai de saisir sur ma route, le verre à demi plein et de le brandir afin qu’il se remplisse de cette lumière, de ce cru céleste qui éclaire loin, et longtemps. 

Puis : Au fond de moi et en périphérie, un fakir marche sur les braises d’un amour qui cache son nom, et je brûle d’écrire l’impossible douleur des mots qui clouent le secret à ma porte.

L’écriture est élégante, la prose est forte en images, le propos est dense, même quand il est teinté d’humour. Concernant son tilleul, éminent arbre de vie : Il est d’une patience et d’une générosité sans pareille. Il me connaît, me reconnaît. C’est un être majuscule et je l’ai inscrit à la cime de mon arbre généalogique.

Empathie envers les êtres et toutes choses qui prennent vie sous des yeux émerveillés, bienveillants. Oui, lire Champel Grenier est un bol de lumière.

Parfois, les gènes ardèchois et catalans de l’auteure ne peuvent s’empêcher de jouer avec les mots, dans un château en ruine : Parfois s’y arrête, accompagné de son chien, un pauvre laissé-pour-compte, ou pour comte, ou pour conte, qui sait ? Tout est là : un grand bol d’affection, un zeste de dérision heureuse, le bonheur simple du ravi. On pense à Pagnol, à Daudet. Colette n’est pas loin. Et Laurent Bayart se tient en embuscade ; le tout est daté de juin 2020… ou deux mille vins. 

Maintes lignes sont particulièrement enlevées : LIBRE, l’oiseau a tout réussi. Il témoigne du Ciel, Lui, le prodige aérien, surgi du magma vivant des possibles, bien avant les hommes et leur mémoire. Dès la naissance, il lui suffit de quelques miettes pour mettre la vie en musique et nous transporter jour et nuit, sur les portées d’harmonie. Ou bien : Quand la femelle couve, l’embryon la reconnaît aux petits coups de bec en morse qui rassurent, et racontent tous les soirs, l’histoire de la chouette au bois dormant. Magnifique ! 

Exponentielle légèreté de l’être :  le poète ne cesse de nous enchanter, de nous nourrir par sa vision simple mais sacrée. Justement parce qu’elle remonte aux sources, à l’eau lustrale, à l’infiniment humble, aux écorces essentielles de la vie. Du coup, les violettes deviennent un tatouage de l’âme,  le ciel se fait diamantaire qui va retomber en pluie de milliards de carats insaisissables. Et sur le parvis d’une cathédrale, en guise de prière : Ô gouffre structuré mi-intime mi-sacré aux abyssaux vitraux qui s’élèvent infiniment, avec autour de soi cette odeur de moisi, d’encens et de marée qui vous interroge ad vitam aeternam.

Textes solaires, tandis que l’instant s’égoutte…

Encore quelques paragraphes pour la célébration de sa mère :  Ton souvenir, c’est toujours une écriture de printemps, simple et tendre, sans fioriture. (…) Je ne t’ai pas perdue : tu es juste devant moi… Sans oublier le final du recueil : Ah qu’elle sera courte, l’Eternité ! Courte et renouvelable à satiété…

Quoi de plus tendre, quoi de plus beau ?

©Claude Luezior