Éric Chassefière, Garder vivante la flamme du poème, préface d’Annie Briet, Collection Cahier nomade, Sémaph(o)re éditions, octobre 2024, 14€, 134 pages.

Éric Chassefière, Garder vivante la flamme du poème, préface d’Annie Briet, Collection Cahier nomade, Sémaph(o)re éditions, octobre 2024, 14€, 134 pages.


On ouvre un livre, on ouvre une fenêtre. On lit une strophe, on pénètre en un jardin dont on ne sait jamais très bien s’il est le fruit d’un rêve, le reflet de soi-même, du monde à appréhender. On butte sur une pierre, on savoure un mot, on apprécie le silence qui émerge de cet instant zéro où rien n’est pas encore cette fleur, sa saveur que l’écriture essayera d’apprivoiser pour la page. 

On parcourt le livre, on prolonge l’incursion, on va en un sens comme le vent, on en revient par le souffle, porté au-delà par une inspiration qui ne semble plus être la sienne mais celle de cet autre inconnu. Insoluble. Au bout de chaque expérience, on se sent sensibilisé aux choix du vivre, de vivre ensemble, de vivre seul. Au bord de toutes les frontières, se découvrir dans la limite. Soi. Soi seul. Soi illusionné. Soi impertinent, incrédule. Soi impermanent.

On lit, on écrit, on se recherche, on s’installe dans le désir d’établir des liens, des connections sensibles entre le monde des choses observables, le monde lumineux, éclatant, extérieur, extensible et le monde intime, ombrageux, énigmatique, songeur. On lit le monde, on en lit plusieurs, on décrypte des présages. On lit. On lie. On livre une interprétation probable. Tous les jours, on rassemble les morceaux de soi comme les pièces d’un puzzle. Sait-on qu’il est de notre intérêt qu’il reste incomplet? Même si un jour, on vient à bout d’un carnet d’écriture, on atteint la dernière page d’un livre?

On ouvre un livre pour intensifier ce rapport mystérieux entre sonorités, musicalités de la parole, de la langue et le mot enrobé de tout ce qui ne se dit pas et qui se révèle sans doute grâce aux silences que l’écriture impose soyeusement à la page. L’inversion se produit l’encre sombre montre et démontre la nature de la lumière. On s’inscrit plein de doute, on pose la question pour laquelle il n’y a pas de réponse satisfaisante. 

L’architecture du livre me fait penser à celle d’une maison traditionnelle japonaise. Un espace intérieur proportionné, sobre et modifiable, où la répétition de certains éléments donne à l’ensemble de la construction une harmonie. De grandes ouvertures vers le jardin dont la présence est appuyée par des encadrements, de grandes ouvertures font que les limites entre intérieur et extérieur parfois disparaissent, s’évaporent. La maison d’Éric Chassefière a toujours une « fenêtre ouverte ». On y lit un signe de tolérance, une acceptation curieuse. Une ouverture d’esprit.

Les poèmes d’Éric Chassefière jouent sur les dualités: jour/nuit, lumière/ombre, silence/ bruit, corps/esprit, surface/profondeurs, écrit/indicible, intérieur/extérieur. Le poète déplace les frontières, maintient un équilibre dont il mesure en permanence la fragilité. Le ciel est une page. La page une fenêtre ouverte où s’installe l’écriture. Elle est trace, elle est peinture. Formulation de ce qui existe entre les lignes. 

Au fil des pages, on s’aperçoit que l’écriture du poème n’est jamais terminée, qu’elle s’élabore peu à peu, qu’elle tente de faire corps, de se matérialiser. Faire, écrire un poème, exige du poète d’être. Être au monde, Être à l’écoute, Être en mesure de lui répondre. Par l’amour peut-être.  

« Ouvrir la fenêtre c’était ouvrir la page
en déployer au secret des mots ce profond ciel d’or
tu devais ciel sur ciel faire pas du poème
ouvrir seuil après seuil la voie vers le Tout
maintenant le geste est accompli
c’est ta vie que tu tiens entre tes mains
le chemin de ta vie que tu réchauffes de ta paume
main posée sur le cahier aux muettes collines »

Joël-Claude MEFFRE – Ma vie animalière suivi de Homme-père/Homme de pluie et de Souvenir du feu – Propos Deux – mai 2023 – 90 pages, 14€


« Ma vie animalière », ce titre étrange veut dire, peut être : ma vie au double contact de l’animal hors de moi et de l’animal en moi. De « l’animal hors de moi » – oui, surtout dans la vie d’enfance de l’auteur, né à Séguret en 1951, entre les Dentelles de Montmirail et le Ventoux, dans le triangle Orange/Vaison-la-Romaine/Carpentras qui résumait à peu près l’histoire et la géographie françaises dans les années cinquante et soixante pour ses natifs; et de « l’animal en moi » – l’être en lui qui perçoit, se meut et désire – et se sent un peu engoncé ou à l’étroit dans l’humain plus large qu’il est, celui qui calcule, explique, choisit et juge. L’auteur a littéralement partagé là son enfance (son apprentissage du monde) avec alouettes, salamandres, hérons, couleuvres, loriots, et peut-être déjà loup; mais aussi avec un frère oiseleur (qui piégeait les grives, comme une sorte de circacien naturel, attirant, à la glu et au leurre, les unes par les autres, à mesure des prises, les « mauvis » dans leur final petit chapiteau de bois « aux barreaux de jonc ») – frère à la fois animal et humain (aux « lèvres gercées et doigts gourds » p.49) qui se lasse un jour (ou prend pitié ?) de son « petit orchestre de captives », et, les relâchant pour toujours, meurt à lui-même en enterrant sa propre « vie animalière ».

Ces divers récits (presque sûrement authentiques, même quand ils sont rêvés) ont la densité et la justesse des fables, comme celui-ci – où le petit Joël-Claude apprend la vie des réactions mêmes de son père à la bestiole (une salamandre) que son fils vient de lui apporter :

« Je me penche, je la distingue dans la sombreur, somnolente, au bord d’une flaque. Elle dort ? Probable.

Je l’ai saisie, l’ai mise au creux de ma main, doucement, et l’ai montrée à mon père, un matin.

Mais il craignait la force et le pouvoir de cette bête. Je ne savais pas. Il s’en est saisi et l’a jetée au loin en disant : « si elle y voyait autant qu’elle est aveugle, elle désarçonnerait un cavalier de son cheval ».

Fâcheux proverbe.

Ces choses de maléfices traînaient encore dans la tête de mon père, sournoisement. J’en ai tellement été surpris !

Il n’en reste pas moins que j’ai ramassé la salamandre et je l’ai ramenée dans son trou, bien à l’abri des regards, là où elle dormait si paisiblement » (p.23) 

La salamandre n’a en effet besoin ni de bons yeux ni d’être en alerte pour vivre. Pourquoi ? Parce que sa livrée agressive (jaune ou rouge, et noire) qui prévient de son immangeabilité, éloigne assez ses prédateurs, et lui ôte tout souci de s’en défendre. Elle peut se permettre lenteur et insouciance, parce que sa coloration met assez les  curieux en garde contre son goût nocif … sauf, justement, ceux qui (tel l’enfant J.-C. M.) sont curieux de son apparence, non du tout de sa chair, et de sa splendeur, non de ses protéines ! C’est ainsi que l’amphibienne aux éclats dissuasifs ne peut se protéger de la raison humaine (ludique, essentiellement intriguée). C’est là que le père de l’auteur proteste, rechigne : la salamandre, quasi-invulnérable dans la nature, doit être laissée (par l’ingéniosité humaine) au sombre et douloureux mystère qui lui assure sauvegarde. Il faut, semble réclamer le père, respecter cette peau tachée et nue qui, en quelque sorte voit pour la salamandre, et lui octroie saine et sauve visibilité. La raison ne doit ainsi pas faire effraction dans l’opacité salutaire de la vie : la légende est préférable. Quand elle raconte, par exemple, que la salamandre peut vivre dans le feu parce qu’elle tient la chaleur en respect, qu’elle peut éteindre un sachet de flammes à quelques millimètres de tout point de sa peau, il faut comprendre de quel « feu » elle se protège : celui de la théorie prométhéenne des hommes, de l’inquisition scientifique ou spéculative. La salamandre, qui sait survivre au feu de la vie, deviendrait aussitôt cendres dans celui de la Raison ! Rejetons-la donc , pour son bien, loin de notre savoir !

On se permettra trois courtes remarques sur cet étonnant et juste recueil (par ailleurs clairement, et utilement, préfacé par Marilyne Bertoncini). D’abord, souligner une évocation incisive, et énigmatique pourtant, de la figure paternelle. Dans « Homme-père/Homme de pluie », quelque chose des paysages mêmes paraît héréditaire, et plus précisément, quelque chose de la remontée vers les sources semble un élan issu de lignée paternelle : il y a quelque chose du mâle ombrageux et cinglé dans l’effort du père de l’auteur d’aller sans cesse s’enquérir de la source d’un cours d’eau. La femme (la mère) n’a pas, elle, à chercher une source qu’elle est; alors que l’homme ne peut habiter, au mieux, que les pluies qui la forment. Cette secrète source de l’Ouvèze – montagne de la Chamouse, dans les Baronnies – est l’horizon des « errances » d’un père qui « jamais ne se retourne sur lui-même » (p.70). Cette image du père en bredouille sourcier trempé est d’une rare justesse – avec son écrivain de fils lui donnant après-coup, prudemment, cette réflexivité que le premier se refusait.

Ensuite, cet auteur fin et pénétrant déploie une spiritualité forte, mais non-chrétienne : pas ici de bons sentiments, de sacrifice généreux, de partage gracieux. Mais un amour qui ne vient que par l’intelligence des situations, et l’intelligence semblant dépendre elle-même de la danse des êtres et des choses qu’elle saisit (et semble mimer, peut-être, par ses tournures et ses alinéas). Joël-Claude Meffre estime (mystiquement ?) que chacun dispose exactement de l’amont de lui-même que sa foi mérite. Et que cette foi d’amont, nous la devinons, au mieux, en autrui (p.72) sans l’entamer jamais.

Enfin, parmi tant de formules disant le tact (délicat, jamais infaillible pourtant) et le contact que les destins humains obtiennent les uns des autres (alors que l’animal n’a aucun accès à la manière dont un congénère se damne ou se sauve – on ne devinera rien de ce qui ne peut se dire à soi-même quoi que ce soit !), il y a, dans ce livre exigeant mais familier, une leçon de fraternité réelle. Dans le récit « La taupe et l’hirondelle » (p.19, à partir de Brodsky), une hirondelle, comme vaincue par la tempête et le gel, se résigne à faire misérablement halte dans un trou de taupe. La taupe, alors, se contente, pour l’accueillir, de s’enfoncer un peu plus bas. Cette solidarité sans contact, respectueuse comme par défaut, bienveillante seulement par entre-évitement, dit à la fois la communauté des sorts, et leur stricte incommensurabilité. De même, semble indiquer cet admirable auteur, les respectives « vies animalières » des humains à la fois se devinent infiniment les unes les autres, et chantent l’une pour l’autre, pourtant, leur parfaite incommunicabilité. « Et toi, quel animal auras-tu donc été pour toi-même ? », semble murmurer l’auteur à son lecteur, à son tour d’être un jour, sarment ambigu, jeté au feu :

« Le chariot de tôle avançait,

bringuebalant de par la plaine,

sur deux roues grinçantes.

Il allait droit devant dans les rangées de vigne,

emmenant avec lui un feu,

un feu de hautes flammes jaunes et rouges.

C’était dans le mois de janvier.

On jetait dans ce feu nos fourchées de sarments (…)

Le chariot chauffé à blanc,

était laissé au bord d’un champ.

Il refroidissait

sur ses roues disjointes

et puis, avec le temps, il était oublié

parmi les hautes herbes » (p.75-79)     

Marie Alloy, Jean Pierre Vidal, Ainsi parlait Eugène Delacroix, « Dits et maximes de vie », Éditions Arfuyen, 170p, 14€, octobre 2023.


Heureuse et stimulante initiative que la publication de ce florilège, « Dits et maximes de vie » d’Eugène Delacroix que nous présentent Marie Alloy et Jean Pierre Vidal, dans la collection « Ainsi parlait » des éditions Arfuyen. 

Eugène Delacroix est un des plus grands artistes français du XIXe siècle, à la création artistique riche et multiple. Figure de la génération romantique des années 1820, il incarne puissamment par ses succès teintés de scandale le renouveau de la peinture. Il est aussi un artiste qui, toute sa vie, a pratiqué l’écriture. N’a-t-il pas rêvé dans sa jeunesse d’être écrivain ? On a d’ailleurs récemment exhumé de courtes nouvelles de sa composition. Le « peintre-poète », comme l’appelait Baudelaire, est de ces artistes dont le génie offre de multiples facettes. Marie Alloy et Jean Pierre Vidal nous proposent ici une approche particulière de Delacroix, écrivent-ils, à travers la sélection de maximes, [qui]veulent rendre compte de la vision du monde et de l’homme qu’il s’est forgée au cours de ses 65 années de son existence ». Ce choix implique une orientation, une sélection dont il faut mesurer, derrière le résultat final si maîtrisé, le travail imposant et l’extrême sensibilité aux profondeurs de ce grand esprit. C’est en effet un Delacroix, analyste moral d’une grande acuité, qu’ils donnent à découvrir au lecteur dans cette somme de 420 fragments qui ont l’avantage de fixer la pensée et nous font accéder à la grandeur, impersonnelle souvent, de sa méditation.

Le matériau ne manque pas. Entre le Journal, les lettres aux amis, les écrits sur l’art, notamment des articles dans La Revue des Deux-Mondes, sources surabondantes, l’on découvre que Delacroix s’astreint quotidiennement à l’écriture. Nulla dies sine linea, pourrait être sa devise fervente. L’introduction réalisée par les deux auteurs remet bien en perspective sa vision tragique du monde, ses relations à Baudelaire, à son amie George Sand, sa relation éminemment complexe au romantisme et à ses représentants. 

L’ouvrage permet ainsi de comprendre comment la dualité est au cœur de cet homme et de cet artiste si peu commun. Delacroix, tout à la fois, le peintre de la violence et la brutalité splendides et le plus courtois des mondains. Le républicain et le romantique, peignant La Liberté guidant le Peuple mais fustigeant les « désordres » des barricades (101), qui, lors de l’enterrement du général Lamarque, inspireront à Hugo le moment emblématique des Misérables. Comment ce romantique, en prise avec son siècle sans jamais, cependant, être militant, se double-t-il d’un héritier des moralistes classiques et des Lumières ? Il y a des contradictions exposées ici qui sont savoureuses, tant elles se chargent de densité et de complexité des idées. C’est ainsi que Delacroix apparaît critique vis-à-vis de l’emphase romantique : « Le romantisme chez Lamartine, et en général chez les modernes, est une livrée qu’ils endossent » (238). 

Le lecteur passionné qu’est Delacroix, lisant les modernes Goethe, Byron, Poe qui inspirent parfois sa peinture, n’en est pas moins féru de tradition classique, y puisant le goût des formes fragmentaires, essais, maximes, pensées qu’il trouve chez Marc-Aurèle (143), Montaigne (125 et son éloge du mouvant), Pascal (377), Saint-Simon (373). Jusque dans les termes qu’il utilise, les « misères », « l’amour-propre », « l’esprit ferme », les « malins penchants », Delacroix semble imprégné de la grande pensée classique. Ainsi en est-il lorsqu’il livre son pessimisme devant le progrès de ce 19è au matérialisme triomphant, tant critiqué par les écrivains et les artistes romantiques – songeons à l’ironie de Stendhal, à l’époque, escomptant quelques lecteurs, happy few, vers 1880. « L’homme fait des progrès en tous sens : il commande à la matière, c’est incontestable, mais il n’apprend pas à se commander soi-même » (250). Vieil idéal de sagesse antique de « maîtrise » de soi, quand le monde s’écroule et va en désordre. 

Nous suivons Delacroix dans le questionnement d’une pensée complexe, vivante qui met en mouvement quelques grandes catégories existentielles, la vie, l’amitié, la création, la mort, l’amour. « Tous les hommes ont besoin d’être distraits et veulent l’être continuellement […] Ce sont des prisonniers qui charment les heures de la prison par les imaginations d’un état qui les met hors de l’état présent, c’est-à-dire qui les arrache à la contemplation de soi-même » (361). Cette page du Journal, écrite dans une tonalité pascalienne, est fort éclairante sur le scepticisme tragique du monde qui est le sien et l’ambiguïté de l’imagination à ses yeux. Négative, ici, pour l’homme ordinaire, dans son usage de « divertissement », l’imagination est aussi pour Delacroix la faculté essentielle à la création, notamment en peinture. 

Delacroix revient à plusieurs reprises dans sa correspondance sur ce qu’il nomme « le commerce des lettres » (9), la causerie avec ses amis, souvent des amis d’enfance. Cela participe de ce qu’il appelle « la vie de l’esprit » (111), tant dans l’écriture à l’ami ou dans celle à visée interne du Journal. Delacroix se pose des questions sur ce qu’il a ressenti, vu, lu. La peinture n’a pas cette vertu de questionnement intérieur. Ces pensées et maximes, idéal de mise en ordre qui jugule ce qui échappe, s’opposent à la saillie baroque de la peinture. 

La scansion du temps traverse ces dits et maximes, sélectionnés par Marie Alloy et Jean Pierre Vidal depuis le Delacroix âgé de 17 ans en 1815 jusqu’à ses 64 ans, l’année de sa mort. Et le mérite de ces auteurs est de nous donner à saisir une telle approche transversale, quasi synchrone que la simple lecture du Journal ou de la Correspondance ne permet pas. Les variations, les contradictions se laissent percevoir – ainsi en est-il des éloges mondains et de sa « gloire » que Delacroix célèbre dans le fragment 60, daté de 1824, tandis qu’en 1860, il aspire à son exact contraire : « Je vis seul à Paris comme si j’étais au fond de la Sibérie ; je ne vois personne ; ni soirée, ni dîners, ni visites » (406).

On le voit s’enchanter à Tanger, lors de son voyage en 1832, de la lumière, de la beauté : « C’est un lieu tout pour les peintres […] le beau y abonde » » (93). Dans un renversement caractéristique des Lumières sur qui est le vrai barbare, toujours plein de sa curiosité insatiable, il écrit, visant ceux qui manifestent alors à Paris : « Allez en Barbarie apprendre la patience et la philosophie » (100).

 D’une manière générale, Delacroix aborde sa réflexion sur l’art davantage du point de vue de l’expérience intérieure que du point de vue de l’esthéticien qu’il n’est pas vraiment. « C’est ce terrible l’art qui est la cause de toutes nos souffrances », écrit-il à son amie George Sand en 1851, (209). Il revient souvent dans ses lettres sur cette comparaison entre les arts (28), peinture, littérature et musique – on sait son lien à Chopin : « La peinture, c’est la vie […] La musique est vague. La poésie est vague. La sculpture veut la convention. Mais la peinture, surtout en paysage, est la chose même », écrit-il à un ami. Pour Delacroix, l’artiste se distingue par une singulière et extrême sensibilité qui est à la fois sa force et son fardeau car cela le rend vulnérable, « le plus ordinairement persécuté » (191) par ceux qui l’envient et le jugent. 

Le grand mérite de cet ouvrage est de mettre en lumière, dans ses vérités multiples et ambivalentes, la polyphonie intérieure propre à ce grand artiste qu’est Delacroix. Il faut saluer, dans ce qui s’apparente à un art de lire, l’empathie remarquablement pénétrante du regard de la peintre Marie Alloy, poète elle-même et de l’écrivain proche des peintres, Jean Pierre Vidal.

Philippe Jaffeux, De l’abeille au zèbre, Atelier de l’agneau, 26 pages, 14€


De l’abeille au zèbre anime la présentation de 499 noms d’animaux sur 26 pages.

Pas de numérotation des pages, pas de ponctuation mais à la place des espaces blancs suivis de majuscule pour rythmer le texte ou signaler la fin d’une phrase. Pas de paragraphes, le texte en un seul bloc occupe les pages impaires. Le nom de l’animal présenté est en gras.

On retrouve en ce livre, plusieurs éléments et références que l’auteur affectionne et interroge différemment malgré des contraintes fixées à l’avance comme les règles d’un jeu. Ces éléments sont les lettres comme plus petits éléments visibles de la construction de la phrase, particules inébranlables du système, noyaux du mot. On les ordonne comme les éléments chimiques dans le tableau de Mendelïev. Derrière la place que la lettre occupe, il y a un nombre non pas atomique mais celui qui correspond à sa position par rapport à celle qu’on lui a attribué de manière arbitraire sans doute dans l’alphabet. 

À ce rangement des lettres, correspond un agencement des mots et par extension celui des noms et des choses aux quelles ils se réfèrent.

L’abécédaire pour nous apprendre à lire et donc aussi à déchiffrer le monde assure une présence dans les livres que nous propose Philippe Jaffeux. Il y est volontiers fait allusion à l’apprentissage d’une langue, au décryptage de celle-ci, à ses traductions possibles, à ses miroitements.

À côté de cela et puisqu’il est question d’animaux, on songera aussi aux bestiaires du Moyen-Âge où l’animal passe souvent pour être inférieur à l’homme et porte en lui une symbolique au service de la foi chrétienne. Naturellement, De L’abeille au Zèbre donne un coup de pied dans la fourmilière.

« En littérature, un bestiaire désigne un manuscrit du Moyen Âge regroupant des fables et des moralités sur les « bêtes », animaux réels ou imaginaires. 1 « 

En écrivant ce mot « fourmilière » et en songeant aux bouleversements qu’introduit le livre de Jaffeux, me revient cette réflexion de Yukio Mishima dans « le soleil et l’acier » lue il y a plus de dix ans mais qui me marque encore toujours profondément lorsqu’il est question d’écriture:

« D’habitude, vient en premier le pilier de bois cru, puis les fourmis blanches qui s’en nourrissent. Mais en ce qui me concerne, les fourmis blanches étaient dès les commencements et le pilier de bois cru apparut sur le tard, déjà à demi rongé.

Que le lecteur ne m’en veuille pas de comparer mon métier à la fourmi blanche. En soi, tout art qui repose sur des mots utilise leur pouvoir de ronger – leur capacité corrosive – tout comme l’eau-forte dépend du pouvoir corosif de l’acide nitrique. Encore cette image n’est-elle pas tout à fait juste ; car le cuivre et l’acide nitrique qu’on emploie dans l’eau-forte sont à égalité, l’un et l’autre tirés de la nature, tandis que le rapport des mots à la réalité n’est pas celui de l’acide à la plaque. Ces mots sont le moyen de réduire la réalité en abstraction afin de la transmettre à notre raison, et leur pouvoir d’attaquer la réalité dissimule inéluctablement le danger latent que les mots soient eux aussi attaqués.« 

Divers abécédaires typiques : à gauche, un ancien, au milieu, un hornbook anglais plus tardif ; à droite un battledore en carton – Public domain, via Wikimedia Commons

Que dit Jaffeux? Quelque chose de similaire…

« Une fourmilière labyrinthique enterre l’agitation d’une ville désorientée Une colonie de fourmis ouvrières libère une terre occupée par des exploiteurs

plus loin

« Des termites administrent l’essence du bois avec la matière d’une destruction »

Les phrases présentent presque toujours une structure simple, les informations qu’elles portent en elles semblent univoques et accessibles. Les 499 phrases se rapportent chacune à un animal parfois imaginaire ou mythologique comme par exemple le chupacabra, le garuda, le griffon, éteint comme le dodo ou le diplodocus

L’animal est parfois une représentation de nous-même, de nos peurs, de nos comportements. Qu’est-ce qui distingue l’hominidé du primate? Ici aussi, l’auteur semble plaider pour une porosité des frontières. 

« Une veillée funèbre réunit des geais autour du cadavre d’un de leur semblable »

« La trace d’un hominidé conserve la nudité d’un primate dans un aveu de la neige »

Les textes qu’obtient Jaffeux grâce à une mystérieuse alchimie sont toujours à la limite des genres non seulement littéraires (poésie, aphorisme, axiome, adage) mais aussi artistiques comme si finalement, il ne s’agissait que d’une accumulation de signes, d’hiéroglyphes, le bloc texte devient une image et face à cette image s’impose le silence d’une page blanche. Comment faut-il lire? Que faut-il regarder de plus près?

La répétition des rythmes, la prolifération de repères qu’impose la liste des règles du jeu de l’écriture produit un effet presque hypnotique. Les phrases ne sont guère liées entre elles par une histoire, une seule, à raconter. Le texte est-il simplement une succession de propositions?

La lecture comme une mécanique qui reproduirait des évidences, qui impliquerait des allusions automatiques devient au contraire un un acte de conscience. Le lecteur se doit de participer activement sous peine de se laisser hypnotiser par la succession des phrases. Lire et écrire se rejoignent dans un jeu de reflets, deux miroirs se font face et se renvoient leurs images dans un espace qui se restreint tout en se reproduisant à l’infini. 

Face à l’arbitraire d’un monde normé, celui de l’écriture-lecture, Philippe Jaffeux oppose un autre monde tout aussi normé et en apparence tout aussi austère et calculé mais qui en réalité instaure failles et fissures. C’est dans ces décalages mesurés que se glisse l’impromptu. Le hasard magique de la poésie, celui de l’art. Finalement, je découvre que les livres de Jaffeux sont des manuels de liberté, Quelles que soient les restrictions que la vie nous impose, aussi dures et arbitraires soient-elles, on peut parfois trouver une parade et s’en libérer. 

Voici quelques unes des phrases du livre où incessamment les mots multiplient les sens imagés tout en référant strictement à l’aspect matériel, à la réalité tangible. Les mots comme petits cailloux blancs nous guidant au coeur des phrases, au coeur d’un creux.  On remarquera l’absence de pronoms personnels et allusion faite au Dadaïsme. 

« Philippe bride son étymologie avec un dada dompté par un cheval avant-gardiste »

 » Dada connaît notamment une rapide diffusion internationale. Il met en avant un esprit mutin et caustique, un jeu avec les convenances et les conventions, son rejet de la raison et de la logique, et il marque, avec son extravagance notoire, sa dérision pour les traditions et son art très engagé. » (…) « Les artistes Dada cherchaient à atteindre la plus grande liberté d’expression, en utilisant tout matériau et support possible. Ils avaient pour but de provoquer et d’amener le spectateur à réfléchir sur les fondements de la société.  «  1

Il y a dans les phrases de Jaffeux comme un goût de ready made. Elles semblent êtres des objets manufacturés derrière lesquels se cache l’artiste, sa volonté, sa puissante pensée contestataire.

« Le vide se retire d’une coquille choisie par la discrétion d’un bernard l’hermite »

« Un boa s’enroule autour d’un cou étouffé par une comparaison frivole »

« La voie lactée guide une constellation de bousiers qui nettoie une planète perdue »

« Le corps d’un cafard communie avec les idées noires de la sorcellerie »

« L’innocence divine d’une coccinelle métamorphose le bon dieu en une bête »

« La disparition d’un cougar augure celle d’une humanité dégénérée »

« Une menace flottante attache le noeud d’un tronc d’arbre à l’oeil d’un crocodile »

« L’élégance d’un signe joue avec une danse qui rend grâce au chant d’un cygne »

« Le dragon de Komodo terrasse chaque démon avec se véracité monstrueuse »

« Les bois d’un élan cachent les arbres emportés par le lieu d’une homonymie »


Georges DRANO, Le poème que je t’écris, La Rumeur libre, juillet 2023, 104 pages, 14€

(Nicole Drano-Stamberg, née en 1937, d’un père occitan et d’une mère autrichienne réfugiée dans le Sud de la France, était poète. Elle a partagé toute la vie de Georges Drano (1936), lui-même poète, vie ouverte et heureuse, marquée pourtant par la disparition précoce de leur fils, l’artiste Georges-Antoine Drano, en 1994. Après le décès de Nicole, à 86 ans, en juin 2023 – lié à un très rapide affaiblissement de son esprit – Georges publie cet hommage-récit de leurs dernières années)

Le poème que je t’écris
c’est un aller simple
Que dit-il à ma place
Que fait-il à la tienne  (p.51)

Quand on s’adresse à une morte (même avec plus de soixante ans de vie commune, une activité poétique et civile partagée, d’immenses efforts et peines toujours pacifiquement répartis), il n’y a, bien sûr, pas de retour. Ce qu’on lui écrit ne rejoindra personne; mais justement : le poème (au contraire de son auteur), lui non plus en un sens, ne vit pas, il est assez à côté de la vie pour dire quelque chose à celle qui est hors de la vie. Ce poème pourrait être celui d’un mort (d’ailleurs, il le sera bientôt), il irait pareil (et nous savons tous, ayant lu des poèmes d’auteurs morts, qu’ils n’ont pas besoin de vivre pour faire vivre quelque chose; ils s’y prennent autrement). C’est ce que dit ce « que fait-il à la tienne ?« . Un poème rejoint ce qui, en nous ou de nous, a pris la place de la vie; et il peut aller faire vivre quelque chose que sa destinataire ne peut plus directement entreprendre. Écrire ne fait pas lire les morts, ne les rend pas lecteurs, mais ne les rend pas seulement autrement lisibles ; il « fait » quelque chose « à la place » des morts. L’élégie est comme une initiative posthume, un retour à l’emploi des cendres : les esprits retravaillent, se tenant à nouveau les uns aux autres.

Tout passe sous le ciel transparent
Les ressemblances, les distinctions,
Les couronnes et les perles
Les longs récits les grands discours (p.79)

Mai 2023 : dernière visite à Frontignan (en présence de Gwenaëlle, Fannie, et bien sûr Georges). Nicole me regardait, ne me reconnaissait plus; ou plutôt, je lui étais familier, mais sans nom. Son regard bleu, à la fois intense et sans pression, semblait dire : »mon passé, lui, te connaît sûrement; mais je ne parcours plus bien, ou plus du tout, mon passé« . Son excuse allait sans dire, et c’est : « j’ai perdu la mémoire, non de toi en particulier – il n’y a d’ailleurs plus grand-monde de « particulier » pour moi – mais la mémoire du temps entier où je connaissais des gens« . C’est qu’à la fin, quand l’esprit ferme, on conçoit comme le nourrisson perçoit : sans sous-titres, à l’arrache, sans les bords, dans un feu d’artifice tiède où les personnes (et même les choses peut-être) vont à dos d’événements, dans une musique indistincte qui ne traverse plus le monde, mais qui est le seul monde. Le poète a alors été le familier de cet égarement, et comme le confident de ce silence

Entend-elle marcher derrière la porte
Elle écoute des pas et des appels
où elle ne peut s’appuyer
Le rideau écarté elle cherche
à prendre appui sur un paysage
qui s’éloigne où tant de mots jouent
leur envol sur les pages (p. 78

La nuit dans l’invisible
elle écoute le bruit des trains
poussant leur souffle contre le mur
Redoutant l’arrêt brutal
qui la hante (p.33)

Derrière la porte elle se retourne
pour savoir si ce sont
des pleurs ou des chants
qui l’ont arrêtée (p.96)

Sa désorientation d’alors la remettait-elle en cause ? (p.89). Non – ce que nous ne sommes plus conscients de faire appartient-il encore à quelqu’un ? Qui donc peut répondre de ce que nous ne comprenons plus être ou provoquer ? Les « proches », les proches seuls, qui respectent un esprit mort de son vivant, parce qu’ils respectent toutes les morts. On ne peut certes plus « s’appuyer » sur les arbres d’un oasis, ni bénéficier des ombres de son mirage, mais le réel est confié à d’autres mains, organisé par d’autres tempes. Le vivable qu’on ne peut plus créer nous est gracieusement offert (comme une pension d’après-conscience). Et l’invivable qu’on ne peut plus écarter, les proches aussi en font leur affaire. Un proche sait respecter notre porte béante, morte ou vive; c’est ce que devine le cerveau malade : l’offrande d’une vigilance par procuration, qui l’apaise, et peut, malgré tout, faire qu’

Elle prend sa place
sur le chemin de ronde
Elle avance avec
ce qui ne peut attendre
Elle se tient prête
à toute désobéissance  (p.17)

Que devient-on, s’interroge le poète, quand on ne fait plus que tomber, quand le monde même penche plus fort que nous,  est tout à sa pente ? L’irréversible reste, à sa façon, explorable; le chemin inconnu (constamment inconnu) se montre, à sa façon, accueillant (il a ses entrées en nous, peut-être pas toutes douloureuses ou ingrates); dans le non-sens croissant, un sens, peut-être, « remonte » à proportion (« Pas à pas tu remontes/ l’invisible trajet des mots dans les mots« ). Le temps où notre chant pouvait s’ouvrir en livre (p.30) revient dans le poème qu’on nous écrit. Cette « écriture » (comme c’est là sa fonction) habitue la parole au silence, comme la peinture habitue le regard à l’arrêt (bientôt) du film (du monde). Écrire, bien sûr, (p.32) séchera comme toute « encre », tombera comme toute « plume », se périmera comme tout « brouillon », mais, tant qu’on écrit, l’oeuvre en cours garde son avance sur la vie; même si celle-ci fond peu à peu, il y a encore de la présence, alors, devant ce qui a disparu ! Même pour les disparus, cette présence vaut et compte !

Il est possible qu’on se déplace
avec les mots qui nous projettent
en avant de nous-mêmes (p.53)

Alors, en tout cas autant qu’on peut « vivre en même/ temps que sa parole/ pour s’approcher/ de son éclat naturel » (p.99), la présence reprend du service :

Chaque jour c’est toi
qui apparais dans le vivant
désordre d’un paysage inconnu
Nous lui appartenons
quand l’escalier nous soulève
dans un tremblement de feuillages
À quoi voulons-nous échapper
alors que la porte prend la mesure
de nos bras ouverts (p.90)

La présence, même toute de douleur, « tente une sortie par notre voix » (p.83). Et la résolue et fière fidélité saura, en quelques mouvements exacts et denses, rejoindre la nature, s’infiltrer en son pays (Arboras, dans l’Hérault) et s’y disperser,  pour « réapparaître dans un poème » (p.38) :

« Construire un passage
avec une rambarde
au bord de l’abîme
Lever un clair de lune
où dorment les chiens
Cacher le poème
entre les pierres« 

Oui, dit cet admirable recueil, la femme aimée va mourir bientôt; mais tout le monde ira mourir bientôt. Et qu’elle ne puisse jamais lire ce poème importe moins que l’impossibilité bénie, qu’il a vécue, de l’écrire sans elle.