Une chronique de Marc Wetzel
Richard CONTE et Michel GUÉRIN – Rêves de bête – Editions La part de l’Oeil (collection Diptyque), 112 pages, octobre 2024, 21€.
Un peintre habile et profond (Conte), un penseur rude et virtuose (Guérin) – et la fascination de l’un pour l’autre ont donné ce livre qui est un chef d’oeuvre. Richard Conte, après une longue carrière picturale, arrive ici à une figuration exclusive d’animaux. À partir de cette oeuvre, Michel Guérin ayant déjà à peu près tout pensé, accepte de repartir à neuf pour nous proposer ce « Rêves de bête », où les images de l’un rêvent et font rêver de bêtes, et les idées de l’autre animent ces images, leur donnant précieusement cette voix et ces mouvements qui, seuls, leur manquaient. En apparence, donc de simples fables en bande dessinée; en réalité, un Évangile de l’attention et un Manuel de pouvoir-vivre. Une réussite extraordinaire.
Il s’agit donc d’animaux, apparaissant sur des tableaux et regardés par un esprit (c’est-à-dire une conscience rationnelle et libre, qui veut comprendre ce qu’ils font là – eux, sans le savoir, sans avoir pu y consentir ou non, sans devoir l’assumer, sans même comprendre qu’il y ait en et par leur présence quelque chose à comprendre !). Des animaux (c’est-à-dire d’abord des êtres vivants, des métabolismes héréditaires et compartimentés, mais distincts des plantes par une sensori-motricité aux aguets, à l’affût. Le végétal, lui, qui s’alimente sans manger, puisqu’il synthétise directement sa nourriture à partir de lumière et matière inerte, n’a nul besoin de relation nerveuse au milieu : nul guet, nul pas de côté, nulle conduite réflexe), et, précise le titre : des bêtes. « Bêtes » dit ici, non pas tant la férocité, l’étrangeté ou l’étroitesse de conduite que la sorte d’indépendance à l’égard de l’homme que leur donnent leurs limites mêmes devant l’homme. Contrairement aux humains, les bêtes n’ont pas besoin, elles, de « se regarder vivre » pour vivre (Valéry); leur socialité n’est pas exclusivement transmise par culture (Dewey); elles ne se décentrent pas pour intégrer d’autres univers perceptifs que le leur (Simondon); elles ne peuvent choisir d’accélerer ou ralentir leurs propres facteurs de développement et d’évolution (Blumenberg); elles ne peuvent apprendre des autres à devenir autres pour elles-mêmes (Plessner); et, bien sûr, elles ne peuvent user de mots et d’art pour rayonner en différé ou à distance (Tarde). Mais si l’homme se distingue des autres animaux parce qu’il est seul à pouvoir reconnaître sa propre animalité, il se confond avec la bête quand il nie en être une, puisqu’il affirme ainsi « bêtement » sa différence spécifique et se défend niaisement de l’évidente naturalité de sa provenance.
Mais peindre est un prodigieux moyen de préciser et purifier (sans pourtant la sanctuariser ni la vandaliser !) la frontière de l’animalité et de l’humanité, car la peinture fait passer cette frontière à la fois hors de l’homme (sur le support d’un tableau où vient s’appliquer sa matière colorée), entre les hommes (car leur commune contemplation fait comme travailler leurs regards les uns aux autres) et en l’homme même (qui comprend soudain, par contraste, qu’il ne peut peindre sans instrument que dans l’activité onirique qu’il partage mystérieusement avec la plupart des bêtes). « Rêves de bête » : voilà qui justifie pleinement l’ambition d’un livre qu’on peut à présent ouvrir.

Guérin rappelle d’abord que le rêve est à la fois ignare et infaillible. Ignare car, comme l’estiment Alain ou Valéry, il n’est que l’écho, à l’insu de lui-même, sans horloge externe ni perspectives redressables, de ce qui agite un pauvre corps endormi; infaillible car, comme l’estiment Freud ou Benjamin, il sait mieux que la pensée diurne où veut en venir le désir et ce que peut être une illumination artisanale (avec purs moyens du bord), profane (sans les mensonges du sacré) et souveraine (car ce qui décide de ce qu’il rêve, le rêveur ne l’a, même lui échappant, qu’en lui !). Toute la méditation poursuivie dans le livre vise à établir la possible conciliation par une oeuvre picturale de ces deux aspects, à savoir « entre un rêve qui n’est que corps et meurt avec lui et un autre qui n’est rien que fantasme, désir souffrant que dissipe le jour« (p.97-98), tant il est vrai que, de même que quelque chose préfigure l’humain dans la capacité onirique de la bête, quelque chose reste solidaire de la bête dans la puissance sans pareille du délire humain. L’art pictural en général (et celui de Richard Conte en particulier), estime Guérin, est lui aussi à cheval – mais victorieusement – sur ces deux aspects : le rêve est contraire à la réalité, mais il est réel; l’image surgit, non nécessairement comme une forme, mais toujours pourtant comme une figure. La réalité est la communauté partageable et arbitrable des choses (le contraire du rêve, donc), mais le réel est une présence sur laquelle on bute, car elle provient d’elle-même, il est le non-négociable et non-différable « sensorium d’un choc » (p.18), il porte avec lui le socle secret de sa production (comme le rêve, advenue à la fois insaisissable et irrésistible). L’opposition qu’établit Guérin entre forme et figure est analogue : la forme se distingue d’un fond pour protéger de lui ses propres aspects, pour installer à demeure ses propriétés acquises; la forme est statique et déterminée, car il n’existe pas de danse de détention, ni de physionomie d’un devenir. La figure, à l’inverse, naît dans le mouvement qui la fait advenir, se fait arriver elle-même à présence, initie son propre cours : la forme ignore la gradation interne, est incapable de réticence comme de surenchère, et, au contraire de la figure qui est où elle va se présenter, la forme vient être où elle est représentée. Cette dualité figure/forme, propre à la pensée de Guérin, éclaire bien ici l’advenue picturale de l’animalité comme l’émergente animation de la pâte colorée de Richard Conte. Comme émergent ici la Peste – c’est-à-dire Poutid et la Covine ? -, une chauve-souris borgne, la science occidentale et ses ironiques mains « vertes », les paillettes kitsch d’un firmament, et un Monsieur N’importe qui en cravate-léopard et masque de … fin de récréation !
L’acuité de jugement et de formulation de Michel Guérin nous permet d’ailleurs de saisir le travail intérieur du peintre. Celui-ci, estime le philosophe, oscille, dans son rapport aux êtres naturels, entre une « sidération » que son art apprivoise et une « considération » que ce même art aménage, entretient et prolonge. Il saisit ainsi (et nous fait saisir) chez Conte « l’indéfectible attache de la vie à elle-même, des vivants entre eux et de l’ensemble à l’espace qui les promène dans l’infini ou, si l’on préfère, dans l’inconnu » (p.51). Celui-ci se détourne, écrit-il, du simple « commérage narratif » pour fixer cette sorte de tension à la fois amusée (car la vertu sait rire d’elle-même) et grave (car « on se piège à son vice », p.82), agressive et tendre (« les vivants se désirent et se nuisent; or ils naviguent dans la même galère« ,p. 57), fantaisiste et sensuelle (le « goût des chimères bien en chair » est le « terrain d’élection de l’art de Richard Conte » p. 85), du désir de présence qu’est toute vie, mêlant toujours l’un à l’autre « le grotesque et le merveilleux ». L’idée de « figure », on l’a vu, signale pour Michel Guérin que l’énergie doit elle-même, rythmiquement, composer les formes dans lesquelles elle rentre (p.90), mais l’idée de « réel » rappelle que l’énergie même ne doit son invariance qu’aux variations matérielles s’extrayant indéfiniment les unes des autres, qu’à des interactions ne disposant que d’elles-mêmes pour nouer et dénouer leurs crises (le réel est, au fond, l’initiative de réalité !). Tout ce qui a figure réelle a dû d’abord agir, et l’action est, physiquement, une énergie qui se rend durable et une impulsion qui déploie son lieu. Or un être vivant n’est jamais qu’une action sensible à elle-même – une sensibilité à soi qui, quand elle est animale, doit être elle-même une figure spatiale sur le qui-vive, ne pouvant subsister, parmi les autres, qu’en agissant en temps réel.
Ainsi l’animal peintre qu’est Richard Conte sait-il toujours « très bien ce qui lui reste à faire » : même – comme le montre le dernier tableau – quand une vie malade se termine devant lui, il sait faire ronronner la sortie d’existence, et tenir élégamment les survivants perchés. Il a l’Apocalypse courtoise, et les adieux délicats. Il conseille avec raison de sortir de l’Enfer avant de mourir : ce très remarquable livre nous y aide, où l’intelligence humaine vient visiter sa propre préhistoire (*) et l’imagination exhiber son monstrueux (et délicieux) cahier des charges.
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(*) On trouvera à ce propos, par le lien qui suit, une conférence récente de Michel Guérin, synthétisant avec chaleur et précision ses idées essentielles
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