Danielle FOURNIER, ce pourrait être l’été, suivi de Mireille FARGIER-CARUSO, ainsi cela devient, collection Duo, Editions Méridianes (Montpellier), 2023, 12 €


Il arrive que les poètes soient aussi intellectuels (prof d’université, philosophe), et la pensée les fait chanter. Nous qui, alors, les lisons et recevons, leur chant en retour nous fait penser, et c’est justice. Mais voici que, d’après le principe de cette petite collection (un poète lance un poème de quelques pages, un autre – qui saisit ce poème comme une question qu’on pose – lui répond), il arrive ici que deux poètes intellectuelles s’entre-répondent : deux chants de pensée se suivent, se jaugent et s’accordent autant qu’ils peuvent, autant que la vérité leur paraît le permettre. Va-t-on dès lors constater qu’elles pontifient fort, et qu’on s’ennuie ferme ? On pourrait le craindre, mais non : le thème traité est, en effet, net et universel, c’est celui de l’été manqué ou failli, de la maturité qui déçoit ou déchante, d’une vie humaine parvenue au sommet de sa construction et échouant à stabiliser son acmé, à trouver paix et joie à ce qu’elle se sera fait devenir.

Danielle Fournier (1955) titre sa séquence : « ce pourrait être l’été » (la pleine et complète saison d’existence, la plénitude méritée d’expérience, l’exercice enfin réussi d’être là), mais … ça ne l’est pas : la puissance de béatitude acquise ne marche pas, quoi qu’on aime en croire, quoi qu’on s’amuse à en singer, quoi qu’on joue à en disposer. Le poème est digne, poignant, juste – d’une nostalgie sûre de ses motifs, mais n’exagérant jamais ses moyens. Une femme cherche à comprendre (puisqu’elle a toute sa vie pensé pour n’avoir plus peur de comprendre !) comment elle n’en est pas arrivée là où sa constante authenticité, sa fière fidélité, sa secrète attention à ce qui chaque fois importait vraiment, étaient faites pourtant pour l’y mener. Il y a là une plainte intègre, un constat élégiaque (« que faire des ciels en pleurs« ?), un demi-tour inconsolable sur le défilé d’efforts perdus qu’une vie se sent quitter. L’aveu bouleverse : son propre travail de perfection a comme trahi cette femme. Trahi, parce que l’été, ici, que « ça aurait dû – maintenant enfin – être« , est comme la saison de l’accomplissement, la période de notre destin où le corps est le plus habitable, où notre propre enveloppe de chair est devenue maison sûre et sereine. L’été d’une existence est son moment d’être digne foyer d’elle-même, que le feu (domestique) du sens éclaire et justifie : c’est l’âge exact, dit-on volontiers, auquel on choisirait, un jour d’après la vie, de ressusciter; l’âge aussi qu’on reconstruirait pareil, qu’on rebâtirait à l’identique si l’on venait absurdement à le perdre, comme un bagage, jeté du toit dans le vide, lors d’un virage serré. Mais rien n’y fait : la part la mieux exercée de soi se fait indisponible, sonne creux, donne, au mieux, lieu à tristes grimaces et oisives clowneries :

« on joue à l’été dans l’eau glacée avec des

ballons gonflés

on s’amuse à rire autour d’une table vide, à se 

prendre par la main

pourtant il n’y a Personne

et ce n’est pas que l’on craigne quelque chose » (p.8)

Bref, pour le dire familièrement, ça ne vient pas fort !

« une femme ravagée de l’intérieur existe

et n’a pas de mots

vit en parallèle

un monde où la guérison ressemble au vent

elle ne sait plus ce qu’elle attend

sinon qu’elle attend » (p.7)

C’est donc Mireille Fargier-Caruso (1946) qui répond. Le titre de son poème en écho nous dit tout : « Ainsi cela devient« . Elle rectifie donc trois fois le « ce pourrait être l’été » du poème d’appel. D’abord, le serré et net indicatif présent (« devient ») répond au flottant et flou conditionnel (« ce pourrait être »); ensuite, le pur et simple « devenir » (l’écoulement des états du réel, la sèche et inlassable auto-succession des événements du monde) vient supplanter et effacer l’être espéré et fantôme; enfin le « Ainsi cela » conclut – comme un glas logiquement impersonnel et général – à la vanité des réclamations particulières (absurdes au Paradis, inutiles en Enfer, ambiguës dans l’entre-deux). La « réconciliation » ne se mendie pas, elle se décide; le passé vaut précisément le présent qu’il fut, et aura l’avenir du sens que nous lui ferons mériter ou non de garder. La poète balaie, pour nous, devant la porte de la vie : tout nouveau « maintenant » fait logiquement vieillir (comme le dit d’ailleurs Platon dans son « Parménide », 152 bc); « nous ne sommes jamais tout à fait » (p.4), car nous ne devenons que pour redevenir aussitôt autre chose (aucun état de nous-même, même le plus abouti, n’est fait pour être ce nous-même !); tout devenir (et une vie réelle en est un) est à horizon indéterminé, à sillage révolu et à définitive hésitation :

« tandis que les marées vont et viennent

dans le plaisir du mouvement

nous cheminons

vers ce qui s’échappe toujours

les jours noyés dans notre dos » (p.4)

Trois arguments viennent en images exemplaires. D’abord, l’amour qui fut ne passe pas, car deux êtres l’ont fait justement passer l’un dans l’autre (tu « ne peux effacer/ ces moments où l’on est hors de soi/ cette émotion et son sillage« , p.10), dans un secret confié à plus haut qu’eux :

« nous savons bien alors

que nous sommes plus que nos gestes

à croire qu’on pourrait

remonter le temps avec nos mains

puis le repos

après l’amour

si haut

si simple

nous sommes réconciliés » (p.6)     

Ensuite, le temps, disent les philosophes, est « le devenir passé du présent », et même le « revenir présent du passé » y baigne (et s’y noie héroïquement) : la réalité n’habite que là où elle change. Faisons, pour être réels, comme elle !

« pas de pause dans la durée

pas d’arrière cour au monde

on peut juste faire du commencement

pour pouvoir l’habiter » (p.12)

Enfin, que trouve et « sauverait » la nostalgie ? Du présent ranci, laissé pour compte; un présent en tout cas qui rêvait d’un autre avenir que notre piteux et cérémoniel retour à lui ! Il n’y a pas de maison inactuelle, l’absence n’est foyer que pour les absents :

« sur la table de nuit une bague oubliée

un anneau    un lien trop grand pour toi

et cette carte retournée à l’expéditeur

fausse adresse

y a-t-il donc un vrai lieu où habiter ?

insouciants les mots

avenir grand ouvert

devenus faux comme l’adresse

on connaît trop la fin de l’histoire » (p.8)

Laquelle a raison ? Mireille Fargier-Caruso opte, comme on voit, pour le défi tragique (les animaux vivent bien car ils ne savent que vivre, comme les choses ne savent qu’être; pour nous, bien sûr, nous savons que ce que nous croyons importer le plus est ce qui dure le moins) et elle parie sur ce qui doit ne pas durer :

« parier sur l’éphémère

du vif

au milieu de la grande patience des choses

restées là immobiles

comme si elles nous attendaient » (p.7) 

Danielle Fournier – qui n’espère, de toute façon, rien d’éternel – attendait, elle, au coeur d’une vie humaine, une possible complète réalisation du temps. De ceci, qui n’a pas eu lieu, elle ne peut faire son deuil. Comme poète, elle sentait (à tort ou à raison) le temps lui-même vivre – or tout être vivant est un précipité de temps (il contient encore, dans ses gènes, ce qui l’a permis; il permet toujours, dans son métabolisme, que persiste ce qu’il contient). « Ce pourrait être l’été » signifie alors peut-être : le temps pourrait, devrait, lui-même vivre. Une durée devrait jouir de son propre perfectionnement. Comme l’espace s’accomplit en maison d’un corps, le temps devrait pouvoir se devenir à lui-même réel … en maison d’une âme ? On comprend alors (et partage) l’espèce de désespoir policé, de polie inconsolabilité de sa déception :

« toujours, toujours les mots dessaisis d’une

histoire qui s’est délitée

entre les pages d’un livre vermoulu sur une

tablette crasseuse

d’une tour lézardée, d’un moulin décrépi

une femme enterrée au jardin

un amour ruiné  » (p.9)

Ce dialogue à la loyale entre deux superbes lyrismes – à propos, justement, de la légitimité même d’une existence lyrique ! – touche et éclaire.