Une chronique de Lieven Callant
Philippe Jaffeux, De l’abeille au zèbre, Atelier de l’agneau, 26 pages, 14€
De l’abeille au zèbre anime la présentation de 499 noms d’animaux sur 26 pages.
Pas de numérotation des pages, pas de ponctuation mais à la place des espaces blancs suivis de majuscule pour rythmer le texte ou signaler la fin d’une phrase. Pas de paragraphes, le texte en un seul bloc occupe les pages impaires. Le nom de l’animal présenté est en gras.
On retrouve en ce livre, plusieurs éléments et références que l’auteur affectionne et interroge différemment malgré des contraintes fixées à l’avance comme les règles d’un jeu. Ces éléments sont les lettres comme plus petits éléments visibles de la construction de la phrase, particules inébranlables du système, noyaux du mot. On les ordonne comme les éléments chimiques dans le tableau de Mendelïev. Derrière la place que la lettre occupe, il y a un nombre non pas atomique mais celui qui correspond à sa position par rapport à celle qu’on lui a attribué de manière arbitraire sans doute dans l’alphabet.
À ce rangement des lettres, correspond un agencement des mots et par extension celui des noms et des choses aux quelles ils se réfèrent.
L’abécédaire pour nous apprendre à lire et donc aussi à déchiffrer le monde assure une présence dans les livres que nous propose Philippe Jaffeux. Il y est volontiers fait allusion à l’apprentissage d’une langue, au décryptage de celle-ci, à ses traductions possibles, à ses miroitements.
À côté de cela et puisqu’il est question d’animaux, on songera aussi aux bestiaires du Moyen-Âge où l’animal passe souvent pour être inférieur à l’homme et porte en lui une symbolique au service de la foi chrétienne. Naturellement, De L’abeille au Zèbre donne un coup de pied dans la fourmilière.
« En littérature, un bestiaire désigne un manuscrit du Moyen Âge regroupant des fables et des moralités sur les « bêtes », animaux réels ou imaginaires. 1 «
En écrivant ce mot « fourmilière » et en songeant aux bouleversements qu’introduit le livre de Jaffeux, me revient cette réflexion de Yukio Mishima dans « le soleil et l’acier » lue il y a plus de dix ans mais qui me marque encore toujours profondément lorsqu’il est question d’écriture:
« D’habitude, vient en premier le pilier de bois cru, puis les fourmis blanches qui s’en nourrissent. Mais en ce qui me concerne, les fourmis blanches étaient dès les commencements et le pilier de bois cru apparut sur le tard, déjà à demi rongé.
Que le lecteur ne m’en veuille pas de comparer mon métier à la fourmi blanche. En soi, tout art qui repose sur des mots utilise leur pouvoir de ronger – leur capacité corrosive – tout comme l’eau-forte dépend du pouvoir corosif de l’acide nitrique. Encore cette image n’est-elle pas tout à fait juste ; car le cuivre et l’acide nitrique qu’on emploie dans l’eau-forte sont à égalité, l’un et l’autre tirés de la nature, tandis que le rapport des mots à la réalité n’est pas celui de l’acide à la plaque. Ces mots sont le moyen de réduire la réalité en abstraction afin de la transmettre à notre raison, et leur pouvoir d’attaquer la réalité dissimule inéluctablement le danger latent que les mots soient eux aussi attaqués.«

Que dit Jaffeux? Quelque chose de similaire…
« Une fourmilière labyrinthique enterre l’agitation d’une ville désorientée Une colonie de fourmis ouvrières libère une terre occupée par des exploiteurs
plus loin
« Des termites administrent l’essence du bois avec la matière d’une destruction »
Les phrases présentent presque toujours une structure simple, les informations qu’elles portent en elles semblent univoques et accessibles. Les 499 phrases se rapportent chacune à un animal parfois imaginaire ou mythologique comme par exemple le chupacabra, le garuda, le griffon, éteint comme le dodo ou le diplodocus.
L’animal est parfois une représentation de nous-même, de nos peurs, de nos comportements. Qu’est-ce qui distingue l’hominidé du primate? Ici aussi, l’auteur semble plaider pour une porosité des frontières.
« Une veillée funèbre réunit des geais autour du cadavre d’un de leur semblable »
« La trace d’un hominidé conserve la nudité d’un primate dans un aveu de la neige »
Les textes qu’obtient Jaffeux grâce à une mystérieuse alchimie sont toujours à la limite des genres non seulement littéraires (poésie, aphorisme, axiome, adage) mais aussi artistiques comme si finalement, il ne s’agissait que d’une accumulation de signes, d’hiéroglyphes, le bloc texte devient une image et face à cette image s’impose le silence d’une page blanche. Comment faut-il lire? Que faut-il regarder de plus près?
La répétition des rythmes, la prolifération de repères qu’impose la liste des règles du jeu de l’écriture produit un effet presque hypnotique. Les phrases ne sont guère liées entre elles par une histoire, une seule, à raconter. Le texte est-il simplement une succession de propositions?
La lecture comme une mécanique qui reproduirait des évidences, qui impliquerait des allusions automatiques devient au contraire un un acte de conscience. Le lecteur se doit de participer activement sous peine de se laisser hypnotiser par la succession des phrases. Lire et écrire se rejoignent dans un jeu de reflets, deux miroirs se font face et se renvoient leurs images dans un espace qui se restreint tout en se reproduisant à l’infini.
Face à l’arbitraire d’un monde normé, celui de l’écriture-lecture, Philippe Jaffeux oppose un autre monde tout aussi normé et en apparence tout aussi austère et calculé mais qui en réalité instaure failles et fissures. C’est dans ces décalages mesurés que se glisse l’impromptu. Le hasard magique de la poésie, celui de l’art. Finalement, je découvre que les livres de Jaffeux sont des manuels de liberté, Quelles que soient les restrictions que la vie nous impose, aussi dures et arbitraires soient-elles, on peut parfois trouver une parade et s’en libérer.
Voici quelques unes des phrases du livre où incessamment les mots multiplient les sens imagés tout en référant strictement à l’aspect matériel, à la réalité tangible. Les mots comme petits cailloux blancs nous guidant au coeur des phrases, au coeur d’un creux. On remarquera l’absence de pronoms personnels et allusion faite au Dadaïsme.
« Philippe bride son étymologie avec un dada dompté par un cheval avant-gardiste »
» Dada connaît notamment une rapide diffusion internationale. Il met en avant un esprit mutin et caustique, un jeu avec les convenances et les conventions, son rejet de la raison et de la logique, et il marque, avec son extravagance notoire, sa dérision pour les traditions et son art très engagé. » (…) « Les artistes Dada cherchaient à atteindre la plus grande liberté d’expression, en utilisant tout matériau et support possible. Ils avaient pour but de provoquer et d’amener le spectateur à réfléchir sur les fondements de la société. « 1
Il y a dans les phrases de Jaffeux comme un goût de ready made. Elles semblent êtres des objets manufacturés derrière lesquels se cache l’artiste, sa volonté, sa puissante pensée contestataire.
« Le vide se retire d’une coquille choisie par la discrétion d’un bernard l’hermite »
« Un boa s’enroule autour d’un cou étouffé par une comparaison frivole »
« La voie lactée guide une constellation de bousiers qui nettoie une planète perdue »
« Le corps d’un cafard communie avec les idées noires de la sorcellerie »
« L’innocence divine d’une coccinelle métamorphose le bon dieu en une bête »
« La disparition d’un cougar augure celle d’une humanité dégénérée »
« Une menace flottante attache le noeud d’un tronc d’arbre à l’oeil d’un crocodile »
« L’élégance d’un signe joue avec une danse qui rend grâce au chant d’un cygne »
« Le dragon de Komodo terrasse chaque démon avec se véracité monstrueuse »
« Les bois d’un élan cachent les arbres emportés par le lieu d’une homonymie »

