Antoine EMAZ – Limite – Tarabuste nov. 2016

Chronique de Marc Wetzel

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Antoine EMAZ – Limite – Tarabuste nov. 2016


Humilité et ambition poétiques, ensemble, immenses :

« Nous ne pouvons faire un monde de mots et nous ne pouvons, muets, faire un monde » (Cambouis, p. 166)

C’est une poésie de la bonne fatigue et de la claire angoisse.

En tout cas, d’une fatigue sans complaisance (consistant non pas à se prélasser exclusivement dans les angles morts de soi, mais à constater le retard physiologique pris sur sa propre activité et tenter de se resynchroniser à proportion : une pauvre résurgence, mais qui désaltère mieux l’habitué de l’oasis).

Une angoisse sans abattement (on profite du surplace d’une menace sur nous pour grimper sur elle, et juger de plus haut ce qui perdait la force de nous arriver).

Et de toute façon une poésie, une des plus merveilleuses ressources de poésie : l’assurance qu’un langage, poussé et comme écroué par la porte, s’évadera par la fenêtre ; et la simple espérance que les murs que des mots auront dressés, d’autres mots sauront peut-être les abattre.

« Le corps n’est plus dans sa physique

la mécanique se grippe

se fausse doucement

sûrement

corps opaque

muet

mais qu’est-ce qu’on a à voir là-dedans » (p. 54)

Le combat contre soi a quelques menus avantages : on sait où sont les mines qu’on a posées ; même couché, on peut charger à la baïonnette ; quand on sort se pendre, on craint moins les escroqueries et les agressions. Mais un inconvénient majeur subsiste : on s’éliminera forcément avec l’ennemi.

« étrange comme on est étranger

pas loin de soi comme

plein du corps

on ne sait qui tire les ficelles

encore

mais pieds poings gosier liés

serrés c’est sûr

cracher

boire

cracher

le corps a pris la main

la tête attend

il faudra bien revenir

hors de l’animal » (p. 66)

Quand on se bat contre soi-même, est-on forcément seul ? Antoine Emaz en tout cas guerroie seul : son corps est en première et dernière lignes. On dirait un western dans un ermite.

« muette sourde la douleur dans son coin

logée tant qu’on ne bouge pas

elle somnole à peu près

sage

le jour

et tout se tait autour

quand ça fait mal

au centre

la nuit » (p. 80)

L’auteur sait qu’il devrait forcer le trait pour théoriser bien la douleur; alors il s’en tient à la leçon d’incarnation qu’elle est : à la fois une passivité sans égale (on n’échappe pas à son mal à être sans y rajouter d’autant), et pourtant aussi le suprême contraire de l’aliénation : souffrir, c’est, enfin, être exclusivement livré à soi-même !

« on ne peut pas mettre ça

à distance

le poser plus loin

comme un bibelot un paquet un meuble

on ne peut pas

constat » (p. 43)

Voilà, avec Antoine Emaz, pour parler familièrement, un monsieur qu’il doit être difficile de regarder dans une glace ; mais difficile, aussi, certainement, de trouver image moins fréquentée que la sienne !

«le corps dit quelque chose comme

va plus loin sans moi

comment

aller où et qui

dans les mots

une forme indécise un fantôme

d’écrire une main seule continue

comme un canard sans tête » (p. 58)

Avant de se décourager, il ferme sa porte : sa dérobade, s’il doit y en avoir une, sera sans témoins. Mais que de témoins intérieurs, d’amis géants assimilés (Hopper, et sa normalité au point mort ; Butor, pour le redémarrage à chaque faux-pas ; Jules Renard, pour, comme lui, parler bien pour que le visible vienne vers vos yeux ; James Sacré, et ce déséquilibre qui retire le fauteuil mais décale d’autant le corps parti chuter ; Jaccottet, et son réalisme en apesanteur : Malcolm Lowry, dont la boîte à outils surnage dans la flaque de vin …), que d’implacables juges suffisants Antoine Emaz héberge en lui !

« pas héros

pas équipé pour

et trop vieux

pour affronter les bêtes

on esquive

c’est moins glorieux sans doute

mais qu’est-ce que ça peut faire

il n’y a personne

pour voir » (p. 114)

Il y a vraiment, à juste titre, beaucoup d’estime et de gratitude autour de l’œuvre de cet auteur. Lui-même, lecteur ébahi et tenace, sait se nourrir du meilleur. Comme dit quelque part Jean-Patrice Courtois, son compas sait faire des cercles de silence autour de ce qu’il admire. Et nous, de même, ici, pour ce militant de l’inépuisabilité du peu :

« on voudrait tenir encore la barre

la barque est déjà partie

sa voile est noire ou blanche

qu’est-ce que ça bouge en tête

le jeu est fait

on peut discuter les erreurs

bien sûr

on a encore du temps

même court

pour la politesse en fin de partie » (p. 47)

Il est et reste à-ras-la-vie, trop sobre (« ni pute ni snob » est sa devise poétique, in Cuisine, p. 79) pour cultiver un quelconque art de disparaître ; mais, constatant que sa vitalité s’amenuise et son corps se rabougrit, il savoure l’humble pause de respirer autrement dans la soute du Pandemonium :

« la fatigue peut être poussée

sur le côté

on a repris assez d’air » (p. 168)

Antoine Emaz a une géniale formule pour expliquer le silence de Rimbaud : « Il cesse parce qu’il en a marre d’aller plus loin » ; mais lui, c’est en accompagnant ce qui s’en va qu’il ne cesse plus d’écrire :

« Quand tout se tait

sauf la vie son bruit faible de fleuve

ou de cœur

le poème voudrait ne pas dire autre chose » (p. 155)


© Marc Wetzel