La libertad y el mar son una música, poèmes de Santiago Montobbio, musique d’Ofilio Picón
Estudios Francisco Cedeño, Managua, Nicaragua
PAR JEAN-LUC BRETON
Le chanteur-compositeur nicaraguayen Ofilio Picón a fait le choix courageux de mettre en musique douze poèmes de Santiago Montobbio, dans un CD placé sous le signe de la mer, accompagné d’un très beau livret, qui, outre les textes des poèmes, propose des reproductions de tableaux miroitants et sensuels du peintre catalan Lluis Ribas, ainsi qu’un beau texte de Sancho Mas sur les liens entre l’Espagne et l’Amérique Latine, la poésie et la mer, les influences de Montobbio et celles de Picón.
Santiago Montobbio est un lecteur attentif et éclairé, qui reconnaît et cultive ses influences et ses amitiés littéraires, et ne conçoit son œuvre qu’en écho tacite et parfois inconscient avec elles, comme dans son poème « Jorge Folch (1926-1948) », où il revendique la connaissance de ce poète catalan, mort avant sa naissance (« celui qui dirait que nous ne nous sommes pas connus mentirait »). Ofilio Picón est un artiste protéen comme il en reste malheureusement peu, engagé politiquement et littérairement, qui met en musique, depuis une vingtaine d’années, des poètes nicaraguayens. Que la première excursion de Picón en dehors de la littérature de son pays soit un voyage vers la poésie de l’espagnol Santiago Montobbio est une heureuse surprise.
L’autre surprise est qu’il n’ait pas choisi de mettre en musique le Montobbio tourmenté, introspectif, lucide, « plein de [s]es fangeux abîmes de misère / en route vers le dernier abîme ». Les douze musiques du CD sont d’aimables pièces, des chants d’amour et de paysage, sans discordance ou dissonance, pleines d’un charme très latino-américain, où le rythme et les instruments traditionnels du continent créent une atmosphère propre. Il faut aussi rendre hommage à la diction d’Ofilio Picón qui permet d’entendre clairement les textes, ce qui montre à quel point il se les est appropriés.
J’en aurais rarement fait la même lecture, mais la sienne est séduisante. Le très emblématique poème « Hôpital des Innocents », qui donne son titre au premier recueil de Santiago Montobbio (« la poursuite de moi / à travers l’épuisante et très étrange partie de chasse / où je suis l’arme et aussi la proie »), est ici transformé en tango lent, ce qui n’a rien d’absurde, quand on pense que le tango est un genre musical hybride, qui rend le mélange, très typiquement argentin, mais sans doute très hispanique aussi, de dérision et de conscience du destin, celui qu’on retrouve aussi dans la fête des morts mexicaine ou les tableaux de Frida Kahlo. Lorsque la flûte ou la flûte andine (de Raúl Martínez) s’élève et plane, on ressent parfaitement le trop-plein, un peu doloriste, d’amour qui affleure parfois dans les poèmes de Montobbio (« peut-être que c’était le café / ou que c’était ses jambes, ou peut-être que je l’aimais »).
En donnant à entendre ces poèmes exigeants, Ofilio Picón rend hommage au talent de Santiago Montobbio, mais il met aussi en évidence deux idées qui plaisent sans doute beaucoup au poète. La première, c’est qu’il n’y a pas de lecture unique et immuable d’un poème ; la seconde, et c’est un paradoxe fondamental de la création, c’est que ce qui se conçoit et se construit dans la solitude et le labeur ne peut prendre forme que pour et dans la diffusion, voire l’ostension : « Heureux de savoir qu’il était en nous, / nous l’avons étendu au soleil, comme pour un jour de fête ».